1761-01-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Ponce Denis Ecouchard Lebrun.

Permettez moi, Monsieur, d'être aussi en colère contre vous que je me sens pour vous d'estime et d'amitie.
Vous auriez bien dû m'envoyer plutôt la Lettre insolente de ce coquin de Fréron depuis la page 145 jusqu'à la page 164. Je n'insisterai point icy sur les mauvaises critiques qu'il fait de vôtre ode. Parmi ses censures de mauvaise foi, il y en a quelques unes qui pouraient éblouir, et si vous réimprimez vôtre ode, je vous demande en grâce de consulter quelque ami d'un goût sévère, et surtout, de ménager l'impatience des Lecteurs français, qui d'ordinaire ne peut souffrir dans une ode que quinze ou vingt strophes tout au plus. Le sujet est si beau, et il y a dans vôtre Ode des morceaux si touchants, que vous vous êtes vous même imposé la nécessité de rendre vôtre ouvrage parfait. Un des grands moyens de le perfectioner, est de l'accourcir, et de sacrifier quelques expressions auxquelles l'oreille française n'est pas accoutumée; je n'ai jamais fait un ouvrage de longue haleine, sans consulter mes amis. Mr d'Argental m'a fait corriger plus de deux cent vers dans Tancrède; et m'en a fait retrancher plus de cent; et la pièce est encore très loin de mériter les bontés dont il l'a honorée.

Croyez moi, Monsieur, il faut que nos ouvrages apartiennent à nos amis et à nous.

Vir bonus ac prudens versus reprehendet inertes,
Culpabit duros…etca.

Je me sens vivement intéressé à vôtre gloire, et je crois qu'il vous sera très aisé de rendre toute vôtre ode digne de vôtre génie, de la noblesse d'âme qui vous l'a inspirée, et du sujet intéressant qui en est l'objet.

Vous me pardonnerez sans doute la liberté que je prends; les soins que nous avons pris tous deux du grand nom de Corneille, doivent nous lier à jamais. Je regarde jusqu'à présent comme un bienfait l'honneur et le plaisir que vous avez procuré à ma vièllesse; madlle Corneille parait mériter de plus tous les soins que vous avez pris d'elle. Ma nièce l'élêve, et la traitte comme sa fille. Mais plus le nom de Corneille est respectable, et plus vos soins, ceux de mr Titon, et ceux de ma nièce ont l'aprobation de tous les honnêtes gens, plus l'outrage que Fréron ose faire à cette demoiselle, et à vos bontés est punissable.

Mr le Chancelier et mr de Malsherbes peuvent lui permettre de dire son avis à tort et à travers, sur des vers et de la prose; mais ils ne doivent certainement pas souffrir qu'il insulte personnellement, madame Denis, madlle Corneille et vous même, Monsieur, qui nous avez procuré l'honneur que nous avons. Le nom de Lamoignon est respectable, mais celui de Corneille l'est aussi, et sans compter deux cent ans de noblesse qui sont dans la famille des Corneilles, la France doit aimer assez ce nom pour demander le châtiment du coquin qui ose insulter la seule personne qui le porte.

Madame Denis est née demoiselle, et est veuve d'un gentilhomme mort au service du Roy; elle est estimée et considérée, toute sa famille est dans la magistrature et dans le service. Ces mots de Fréron, Mademoiselle Corneille va tomber entre bonnes mains, méritent le carcan.

Le sr L'Ecluse qui n'avait certainement que faire à tout cela se trouve insulté dans la même page; il est vrai qu'étant jeune il monta sur le théâtre, mais il y a plus de vingt cinq ans qu'il éxerce avec honneur la profession de chirurgien dentiste; il est faux qu'il loge chez moi. Il y est venu il y a un an, pour avoir soin des dents de ma nièce; je le traitte, dit-il, comme mon frère, et il insinüe que je ne fais nulle différence entre une demoiselle de Condition du nom de Corneille, & un acteur de la foire. J'ai reçu mr de L'Ecluse avec amitié, et avec la distinction que mérite un chirurgien habile, et un homme très estimable tel que lui. Il y a d'ailleurs quatre mois entiers qu'il n'est plus chez moi, & qu'il éxerce sa profession à Genêve, où il est très honorablement accueilli. J'enverrai, s'il le faut les témoignages des syndics de Genêve qui certifieront tout ce que j'ai l'honneur de vous dire.

Le résultat de la Lettre insolente de Fréron est que vous m'avez envoié une fille de qualité, pour être élevée par un danseur de corde. C'est outrager aussi mr Titon, mlle de Villegenon, made vôtre femme, et tous ceux qui se sont intéressez à l'éducation de Mlle Corneille. Je ne doute pas que si vous présentez les choses sous ce point de vüe à mgr le prince de Conti, il ne trouve que Fréron mérite punition. On devrait en parler aux ministres, et je crois même que c'est une affaire du ressort du Lieutenant criminel; jamais rien n'a été plus marqué au coin du libelle diffamatoire, que ces quatre lignes de la page 164. Vous pouriez, monsieur, engager son père à signer un pouvoir à un procureur. Ma nièce, mr de l'Ecluse et moi, nous pourions intervenir au procez. Je vous suplie, Monsieur, de m'instruire au plutôt de ce que vous aurez fait, et de me dire ce qu'on me conseille de faire.c Nous allons d'ailleurs envoyer nos plaintes à mr le chancelier. Voicy copie de la lettre de made Denis.

Je vous présente mes respects.

N. b. Il faut mettre la page 164 entre les mains de mon procureur, nommé Pinon de Coudrai, rue de Bievre, et attaquer Freron à la Tournelle, c'est le droit de la noblesse.

V.