1741-07-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.
Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes,
fiet Aristarchus.

Voylà comme il faut des amis. Dites moy donc votre sentiment mon cher Aristarque et ayez la bonté de renvoyer bien cacheté à l'abbé Moussinot ce que j'ay soumis à vos lumières. Si Mahomet n'est pas votre prophète, soyez le mien. Il seroit plus doux de se parler que de s'écrire, mais la destinée recule toujours le temps heureux où Paris doit nous réunir. Nous y habiterons un jour, je n'en veux pas douter, mais j'y arriveray vieilli par les maladies et par la faiblesse de mon tempérament. Le cœur ne vieillit point, je le sçai bien, mais il est dur aux immortels de se trouver logez dans des ruines. Je rêvois il n'y a pas longtemps à cette décadence qui se fait sentir de jour en jour et voicy comme j'en parlois, car il faut que je vous fasse cette douloureuse confidence.

Si vous voulez que j'aime encore,
Rendez moy l'âge des amours.
Au crépuscule de mes jours
Rejoignez s'il se peut l'aurore.
Des baux lieux où le dieu du vin
Avec L'amour tient son empire,
Le Temps qui me prend par la main
M'avertit que je me retire.
Quoy, pour toujours vous me fuyez,
Tendresse, illusion, folie,
Dons du ciel qui me consoliez
Des amertumes de la vie!
Que le matin touche à la nuit!
Je n'eus qu'une heure, elle est finie.
Nous passons. La race qui suit
Déjà par une autre est suivie.
On meurt deux fois, je le voi bien:
Cessez d'aimer et d'être aimable
C'est une mort insuportable,
Cesser de vivre ce n'est rien.
Ainsi je déplorois la perte
Des erreurs de mes premiers ans
Et mon âme aux désirs ouverte
Regrettoit ses égarements.
Du ciel alors daignant descendre
L'amitié vint à mon secours:
Elle est plus égale, aussi tendre,
Et moins vive que les amours.
Touché de sa bauté nouvelle
Et de sa lumière éclairé,
Je la suivis; mais je pleuray
De ne pouvoir plus suivre qu'elle.

Cette amitié est pourtant une charmante consolation. Eh, qui m'en fait connaître le prix mieux que vous? L'amour à qui vous avez si bien sacrifié toute votre vie n'a servi qu'à vous rendre tendre pour vos amis, et à rendre votre société encor plus délicieuse. Cependant vous plaisez, et vous voylà près des degrez du palais; quel métier pour vous et pour madame du Chastelet de passer son temps avec des exploits et des contredits! Je défie votre chicanne de Rouen d'être plus chicanne que celle de Bruxelles. Un bau matin nous devrions laisser là toutes ces amertumes de la vie et nous rassembler avec levia carmina et faciles versus. N'êtes vous pas à présent avec votre procureur? Madame du Chastellet est avec le sien. Mais moy je suis avec vous deux. Adieu, bonsoir charmant amy. Je vais m'enfoncer dans le travail, qui après l'amitié est une grande consolation.

V.