1738-11-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je viens de répondre un livre au beau volume de m. Desalleurs.
Voici encore une lettre que je devais à m. Clément.

Votre paquet arrive dans l'instant que je finis toutes ces besognes. Me voici avec vous comme un homme qui s'est épuisé avec ses maîtresses, mais qui revient à sa femme.

Je n'ai point encore reçu le paquet du prince; mais grand merci de l'épître de m. Formont. Je suis bien aise de lui avoir envoyé la réponse avant d'avoir lu sa pièce et de m'être justifié d'avance de ne plus aimer les vers. Mais dites lui poliment que si je ne les avais jamais aimés je commencerais par les siens. Il est vrai qu'il m'enveloppe dans ses plaintes générales contre les déserteurs d'Apollon: je ne suis point déserteur, mais je dirai toujours multae sunt mansiones in domo patris mei, ou bien avec Arlequin ognuno faccia secondo il suo cervello.

Je viens d'écrire à m. Algarotti chez son banquier Jonquière à Lyon. S'il ne reçoit pas ma lettre, et s'il vous voit, il n'aura rien à regretter.

Je vous avoue que je suis enchanté de l'action de m. de la Popliniere. Il y a là un caractère si vrai, quelque chose de si naturel, de si bon, à prendre intérêt à l'ouvrage d'un autre, à l'examiner, à le corriger, qu'il mérite plus que jamais le nom de Pollion.

Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes,
culpabit duros &c.

Il est l'homme d'Horace, et je crois qu'il a le mérite de l'être sans le savoir: car entre nous je pense qu'il ne lit guère, et qu'il doit son goût à la manière dont il a plu à dieu de le former. Je serai à mon tour difficile. Vous allez croire que c'est sur mes vers, point, c'est sur ceux de Pollion. Qu'il lise et qu'il juge.

La modération est le trésor du sage

me paraît bien meilleur que l'attribut 1º parce que le trésor est opposé à modération et parce que attribut est un terme prosaïque . . . &c. &c. &c. En faisant ces critiques, qui me paraissent justes, je suis effrayé de la difficulté de faire des vers français; et je ne m'étonne plus que Despréaux employât deux ans à composer une épître.

Je m'en vais raboter plus que jamais et être aussi inflexible pour moi que je le suis pour Pollion.

Votre grande critique que je ne parle pas toujours à Hermotime me paraît la plus mauvaise de toutes. Parler toujours à la même personne est d'un ennui de prône. On s'adresse d'abord à son homme et ensuite à toute la nature. Ainsi en use Horace, mille fois plus décousu que moi. Mais nous n'aurons plus de querelle sur cela; Hermotime et devenu Thiriot, et chaque épître est détachée.

Ah, en voici d'une bonne! vous trouvez mauvais ce vers:

Moins ce qu'on a pensé que ce qu'il faut savoir,

et vous osez dire que c'est du galimatias pour un bon dialecticien! Eh bien mon cher dialecticien, je vous dirai qu'un homme qui étudie la nature, qui fait des expériences, qui calcule, un Newton, un Mariote, un Huygens, un Bradley, un Maupertuis, savent ce qu'il faut savoir, et que mr le Gendre, marquis de St Aubin, dans son Traité de l'opinion, sait ce qu'on a pensé. Je vous dirai que savoir ce qu'ont mal pensé les autres c'est très mal savoir, et qu'un homme qui étudie la géométrie sait, non des opinions, mais des choses, et des choses indépendantes des hommes. Voilà le point. Je n'exclus pas l'histoire de l'esprit humain, mais je veux qu'on sache que l'air pèse 1900 fois plus que l'eau, et non pas qu'on s'en tienne à savoir qu'Aristote a cru que l'air ne pesait que dix fois davantage.

Ce vers, ne vous en déplaise, est vrai et précis; et il restera. Continuez cependant, dites moi tout ce que l'on pensera et tout ce qu'il faudra savoir. Je suis comme la Fleche, je fais mon profit de tout.

Adieu, mon cher Mersenne. Dimitte nobis peccata nostra sicut dimittimus criticis nostris.

Je fais tant de cas de l'esprit et de l'amitié de Pollion que je lui dis mon sentiment sans aucun ménagement. Son caractère est au dessus des simagrées des compliments. Une vérité vaut mieux chez lui que cent fadeurs. Je vous embrasse, j'ai la tête cuite.

A propos j'oubliais encore une correction sans appel dont j'appelle au bon sens, au bon goût et à vous:

D'où vient qu'avec cent pieds qui lui sont inutiles.

Vous voudriez qu'on croirait inutiles. Eh, ventre-saint-gris! ils sont très inutiles, car il traîne ses pas débiles.

Il y a des espèces de reptiles qui ont une trentaine de pattes et qui n'en vont pas plus vite, comme les autruches ont des ailes pour ne point voler. Dieu est le maître.