1738-05-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Louis Moreau de Maupertuis.

Je viens de Lire monsieur, une histoire, et un morceau de phisique plus intéressant que tous les romans.
Madame du Chastelet va le lire, elle en est plus digne que moy. Il faut au moins pendant qu'elle aura le plaisir de s'instruire, avoir celuy de vous remercier.

Il me semble que votre préface est très adroite, qu'elle fait naitre dans l'esprit du lecteur de respect pour l'importance de l'entreprise, qu'elle intéresse les navigateurs, à qui la figure de la terre étoit assez indifférente, qu'elle insinue sagement les erreurs des anciennes mesures, et l'infaillibilité des vôtres, qu'elle donne une impatience extrême de vous suivre en Laponie.

Dès que le lecteur y est avec vous, il croit être dans un pays enchanté dont les filosophes sont les fées. Les argonautes qui s'en allèrent commercer dans la Crimée, et dont la bavarde Grèce a fait des demi dieux, valoient ils je ne dis pas les Clerauts, les Camus, et les Monier, mais les dessinateurs qui vous ont accompagné? On les a divinisez, et vous, quelle est votre récompense! Je vais vous le dire, l'estime des connaisseurs qui vous répond de celle de la postérité. Soyez sûr que les suffrages des êtres pensants du dix huitième siècle sont fort au dessus des apotéoses de la Grece.

Je vous suis avec transport et avec crainte à travers de vos cataractes et sur vos montagnes de glace, quod latus mundi nebulœ, malus que Jupiter urget. Certainement, vous savez peindre, il ne tenoit qu'à vous d'être notre plus grand poète comme notre plus grand matématicien. Si vos opérations sont d'Archimede et votre courage de Cristophe Colomb, votre description des neiges de Tornea est de Michel Ange, et celle des espèces d'aurores boréales est de l'Albane. Tout ce qui m'étone c'est que vous n'ayez point voulu nous dire la raison pourquoy un ciel si charmant couvroit une terre si afreuse. Eh bien moi qui la sais (et c'est la seule chose que je sache mieux que vous), je vais vous la dire.

Lorsque la vérité sur les goufres de L'onde,
Dirigeoit votre course aux limites du monde,
Tout le nord tressaillit, tout le conseil des dieux
Descendit de l'Olimpe et vint sur l'émisphère
Contempler à quel point les enfans de la terre
Oseroient pénétrer dans les secrets des cieux.
Iris y déployoit sa changeante parure,
Dans cet arc lumineux que nous peint la nature,
Prodige pour le peuple et charme de nos yeux.
Pour la seconde fois oubliant sa carrière,
Détournant ses chevaux et son char de rubis,
Le père des saisons franchissoit sa barrière;
Il vint, il tempéra les traits de sa lumière,
Il avança vers vous, tel qu'il parut jadis,
Lorsque dans son palais il embrassa son fils,
Son fils qui moins que vous lui parut téméraire.
Atlas par qui le ciel fut dit on soutenu
Aux champs de Tornea parut avec Hercule;
On vante en vain leurs noms chez la Grece crédule;
Ils ont porté le ciel, et vous l'avez connu.
Hercule en vous voyant s'étonna que l'envie
Dans les glaces du nord expirast sous vos coups,
Luy qui ne put jamais terrasser dans sa vie
Cet ennemy des dieux, des héros et de vous.
Dans ce conseil divin Neuton parut sans doute;
Descartes précédoit, incertain dans sa route,
Tel qu'une faible aurore, après la triste nuit,
Annonce les clartez du soleil qui la suit.
Il cherchoit vainement dans le sein de l'espace
Ces mondes infinis qu'enfanta son audace;
Ses tourbillons divers, et ses trois éléments,
Chimériques apuis du plus bau des romans.
Mais le sage de Londre et celuy de la France
S'unissoient à vanter votre entreprise immense.
Tous les temps à venir, en parleront comme Eux.
Poursuivez, éclairez ce siècle et nos neveux;
Et que vos seuls travaux soient votre récompense.
Il n'apartient qu'à vous après de tels exploits,
De ne point accepter les dons des plus grands Rois.
Esce à vous d'écouter l'ambition funeste?
Et la soif des faux biens dont on est captivé?
Un instant les détruit, mais la vérité reste.
Voylà le seul trésor, et vous l'avez trouvé.

Je Laisse à madame du Chastelet, la plus digne amie assurément que vous ayez, le soin de vous dire combien de sortes de plaisir, votre très excellent ouvrage nous cause. Ce qu'il y a de très triste, c'est que son succez infaillible vous arrêtera dans Paris, et nous privera de vous.

Nous aprenons dans l'instant par votre lettre que vos succez ne vous retiennent point à Paris, mais que la sensibilité de votre cœur vous fait partir pour St Malo. Comment faites vous avec cet esprit sublime pour avoir aussi un cœur?

Je ne vous ay point envoyé mon ouvrage parce que je ne l'avois point. Il vient enfin de m'en venir un exemplaire de Paris. On ne peut pas imprimer un livre avec moins d'exactitude, cela fourmille de fautes. Les ignorants pour lesquels il étoit destiné ne pouront les corriger, et les savants me les attribueront.

Je ne suis n'y surpris n'y fâché que l'abbé Desfontaines essaie de donner des ridicules à l'attraction. Un homme aussy antiché du péché antiphisique et qui est d'ailleurs aussy peu phisicien, doit toujours pécher contre nature.

J'ai lu le livre de Mr Algaroti. Il y a, comme de raison, plus de tours et de pensées que de véritez. Je crois qu'il réussira en italien, mais je doute qu'en français l'amour d'un amant qui décroit en raison du cube de la distance de sa maitresse et du quarré de l'absence, plaise aux Esprits bien faits, qui ont été choquez de la bauté blonde du soleil, et de la bauté brune de la lune dans le livre des mondes. Ce livre a besoin d'un traducteur excellent. Mais celuy qui est capable de traduire bien s'amuse t'il à traduire?

J'aprends dans le moment qu'on réimprime mon maudit ouvrage. Je vais sur le champ me mettre à le corriger. Il y a mille contresens dans l'impression. J'ay déjà corrigé les fautes de l'Editeur sur la lumière; mais si vous vouliez consacrer deux heures à me corriger les miennes et sur la lumière, et sur la pesanteur, vous me rendriez un service dont je ne perdray jamais le souvenir. Je suis si pressé par le temps que j'en ay la vue Eblouie. Le torrent de l'avidité des libraires m'entraine. Je m'adresse à vous pour n'être point noyé. La femme de l'Europe la plus digne et la seule digne peut-être de votre société, joint ses prières aux miennes. On ne vous suplie point de perdre baucoup de temps, et d'ailleurs esce le perdre que de catéchiser son disciple? C'est à vous à dire, quand vous n'avez pas instruit quelqu'un, amici diem perdidi.

Comptez que Cirey sera à jamais le très humble serviteur de Kittis. Ma main ne vous a point écrit parce que je suis dans mon lit, mais mon cœur vous dit que je vous aimeray toute ma vie autant que je vous admireray.

V.

Je crois que je viens de corriger assez exactement les fautes touchant la lumière. Je tremble de vous importuner; mais, au nom de Newton et d'Emilie, un petit mot sur la pesanteur et sur la fin de l'ouurage.