1773-04-15, de Louise Suzanne Necker à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Qui n'auroit pas un peu de vanité en recevant les loix de Minos de la main du sage qui veut les détruire, et qui les immortalise.
C'est le sort inévitable de tous les sujets que vous traittez, de tout ce qui vous approche, et moi même quand je vous admire, quand je vous chéris, m'est-il possible de penser que ce sentiment finisse jamais?

Quelle nouvelle intéressante vous donnerai-je? En philosophie, en poësie, en morale nous n'avons que vos ouvrages et vous les connoissez sans y voir cependant tout ce que nous y sentons; le siècle vous doit ses plaisirs, je dirois presque ses vertus, et je crains bien que vous n'ayez hérité de tous vos successeurs; puisque vous riez de tout il faut malgré soi rire de tout avec vous; quand on est jeune cependant on croit que toutes les foiblesses sont des vices; c'est quand on est vieux que les vices redeviennent des foiblesses; j'ai fait connoissance avec Madame du Deffan; c'étoit votre correspondance et votre opinion qui excitoient ma curiosité; Mde du Deffan est encor trez brillante; elle supplée au sens qu'elle n'a plus par la vivacité de ses passions. Elle est heureuse, elle est gaye, car elle ne voit les hommes et les choses que par vos yeux; me permettez vous de revenir aux loix de Minos? Je le fais avec embarras, je vous admire de si bonne foy que je me trouve indigne de vous admirer. Ce n'est pas des mains innocentes qui doivent vous présenter l'encens, il faudroit ressuciter pour cela Corneille, Racine ou Tacite &c . . . . mais comme vous seul en avez le secret, ne méprisez pas des hommages sincères que l'instinct, l'habitude, et un cœur sensible, peuvent éclairer quelquefois. J'ai lû votre Tragédie avec le plus grand plaisir; le but, les détails, l'intrigue, les vers, tout m'a paru intéressant. Et pourquoi quitteriez vous une carrière où vous avez toujours été vainqueur? L'éclat de vos derniers ouvrages réjaillit encor sur les premiers, vous avez la morale des anges, dont vous parlez la langue; et c'est à vous d'anéantir d'une main l'athée et le fanatique tandis que vous tendrez l'autre à l'amitié, ou que vous lui dicterez des épitres charmantes à Boileau, à Horace et à tant d'illustres morts, que vous rendez plus illustres encore. Recevez l'assurance de notre respect et de mon tendre attachement.