1770-04-09, de Louise Suzanne Necker à Voltaire [François Marie Arouet].

Vendredi dernier dans un de ces moments d'ivresse où nous sommes toujours quand nous prononçons votre nom, nous fimes un petit retour sur nous mème, et nous nous dimes les uns les autres: Monsieur de Voltaire s'est érigé à lui même des monuments sans nombre.
Ses ouvrages porteront sa gloire dans tous les siècles; mais comment immortaliser ce sentiment profond, ce délire de nos coeurs qui devroit aussi nous faire un titre pour la postérité? Faisons donc la statue de Mr de Voltaire vivant, que Pigal prenne son ciseau, ouvrons une souscription, que les gens de lettres ayent seulement l'honneur d'y être admis. Et tout de suite nous avons fait une liste; nous l'avons composée de quarante personnes ou environ. Ce n'est pas précisément les quarante de l'académie; on a bien voulu m'admettre dans le nombre; je n'avois qu'un seul droit mais il me dispensoit de tous les autres; et personne n'a osé même me disputer la première place: un sentiment est cent fois au dessus  . . . et de l'esprit&c. Il faut savoir à présent où nous placerons cette statue. Nous pourrions la mettre au parnasse mais alors Apollon ny les muses n'auroient plus un grain d'encens, ou pour parler sans figuré à la comédie françoise où vous faites oublier Corneille et Racine; nous pourrions vous mettre aussi à la place des victoires et nous substituerions aux quatre nations, Virgile, Corneille, Tacite et Anacréon, mais je crains fort que ce projet qui me plait, n'essuiât quelques difficultés. Voici l'inscription simple, à Mr de Voltaire vivant par les gens de lettres ses contemporains; mais pour les attributs nous n'imaginons rien qui nous satisfasse. Toutes les allégories sont faibles, et d'ailleurs elles distraient l'esprit par une multitude de petites idées; il n'en faut qu'une grande, une seule, celle qui m'occupe toute entière en vous assurant de mon admiration respectueuse.