1772-10-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François Marmontel.

Je ne sais, mon très cher confrère, ce que j'aime le mieux de vôtre prose ou de vos vers.
Vôtre ode m'immortalisera, et vôtre Lettre fait ma consolation. Je n'ai qu'un chagrin mais il est violent, et je vous le confie. On s'est imaginé que j'avais manqué à des personnes très considérables parce que j'avais trouvé la conduite de M: le chancelier très ferme et très juste; parce que j'avais dit hautement que l'obstination d'entacher M: le Duc d'Aiguillon était un ridicule énorme; parce qu'enfin je ne pouvais voir qu'avec horreur ceux que Mr Beccaria appelle dans ses lettres les assassins du chevalier de la Barre.

Je n'ai prétendu en tout cela être d'aucun parti; et c'est même ce qui m'a déterminé à faire la petite plaisanterie des cabales. Mais plus je me suis moqué de toutes les cabales, moins on me doit accuser d'en être. Les chefs de ma faction sont Horace, Virgile et Cicéron. Je prends surtout parti contre les vers allobroges dont nous sommes inondés depuis si longtemps. Je ris de Fréron et de Clément, mais je n'entre point dans les querelles de la cour. J'ignore s'il y en a. C'est la plus horrible injustice du monde de m'avoir soupçonné d'abandonner des personnes à qui j'ai mille obligations. Cette idée me fâche. Le soupçon d'ingratitude me fait plus de peine que la chute des loix de Minos ne m'en fera. C'est contre ces loix qu'il y aura une belle cabale, et je m'en moque. J'ai fait cette pièce pour avoir occasion d'y mettre des notes qui vous réjouiront.

Je reviens à vos vers, mon cher ami, ils sont trop beaux pour moi. Je fais ce que je puis pour oublier que c'est de moi dont vous parlez, et alors je les trouve plus admirables, et j'admire vôtre courage autant que vôtre poësie. Mais quand verrons nous les Incas? quand ferai-je un petit voiage au Pérou? On dit que cette fois cy vous ne mettez point vôtre nom à vôtre ouvrage, que vous ne voulez plus vous battre avec Cogé pecus et avec Ribaudier. J'y perds une occasion de rîre à leurs dépends, mais je me consolerai très aisément si vous n'avez point de tracasserie.

Je me mets aux pieds de la grande prêtresse de votre temple: Je vous assure qu'un jour cette petite orgie sera une grande époque dans l'histoire de la littérature. Si je pouvais faire un voiage ce serait celui de la rue des marais. Je ne viendrais à Paris que pour voir quatre ou cinq amis, la statue d'Henri 4 et m'en retourner.

Made Denis vous fait mille tendres compliments, et je vous aime comme je le dois.

V.