1772-11-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Samuel Du Pont de Nemours.

Vos observations, Monsieur, sur la Bulle anathématisante de ce pauvre Clément, sont très justes, et montrent que vous avez autant de goût que de raison dans tout ce que vous écrivez.
J’en ferai usage dans un petit recueil qu’un de mes amis fait imprimer. Mais de tous les recueils celui qui m’est le plus précieux c’est vôtre journal. Je vous avouerai qu’il m’a bien encouragé à travailler à des choses utiles. J’ai eu le bonheur depuis vôtre voiage à Ferney de faire de ce malheureux hameau une espèce de petite ville remplie de manufactures, sans négliger les travaux de la campagne. Car en attirant chez moi plus de six cent artistes en plus d’un genre, j’ai augmenté l’agriculture du double. Tout le monde est à son aise dans ma petite terre, parce que tout le monde travaille. Ferney est devenu un séjour si agréable que des philosophes y ont bâti des maisons, et ont quitté Paris pour cette retraitte. Ce sont là surtout les ouvrages pour qui je demande vôtre aprobation. Je me flatte qu’ils auraient eu celle d’un Sully et celle d’un Colbert.

Figurez vous, Monsieur, que nous avons envoié le même jour à Pétersbourg et à Constantinople des montres fabriquées dans mon village aussi bonnes que celles de Londre, et qui coûtent moitié moins. Ce qui vous surprendra d’avantage, c’est que des horlogers de Paris nous ont envoié leurs enfans pour les instruire, et surtout pour être à l’abri des séductions qui pervertissent quelque-fois la jeunesse dans vôtre capitale.

Ces occupations valent bien celle de faire des vers et je suis honteux de m’amuser encor à la poësie à l’âge de près de quatrevingt ans. Vous verrez un beau tapage à la première représentation des loix de Minos, les Cléments et les Frérons auront beau jeu. Mais les siflets de Paris ne me feront point abandonner mes charues.

Agréez, Monsieur, tous les sentiments de la reconnaissance, de l’estime infinie et de l’attachement très sincères qu’aura toujours pour vous le vieux malade de Ferney.

V.