[c. 30 December 1773]
Si vous me demandez mon avis Monsieur, je vous avouerai que votre mariage avec Madame du Deffan ne me paroit pas assorti; elle est aveugle et l'on sçait qu'Apollon est le Dieu de la lumière.
Cette Dame cependant accepte la proposition avec transport. Ne la prenez pas au mot je vous conjure. Il faut que vous soyez un être seul, sans rapport comme sans exemple, et sans modèle. Le seul nom de Madame Voltaire seroit une satyre à moins que vous n'eussiez épousé Minerve, et encor l'accuseroit on de trop de prétentions.
Mr de Guiber est bien heureux, vous lui avez donné le prix dèz qu'il est entré dans la carrière. Vos vers sur la Tactique sont alternativement beaux, fins, senssibles ou touchants. Vous détruisez l'ouvrage dont vous faites l'éloge: et vous savez ménager à la fois les droits de l'humanité et l'orgueil des conquérants; quand on parle si bien on peut tout dire, et même aux Rois. Je vous demande pardon d'avoir mal compris deux vers énergiques, et qui passeront en Proverbe; j'ai cru que c'étoit une satyre ingénieuse; mes amis m'assurent qu'il est trez flatteur d'être inspiré par Lucifer. Mes amis s'y connoissent mieux que moi; les stances que vous addressez à votre Bergère Madame du Deffan ont toute la fleur du printems; c'est chanter les malheurs de la vieillesse avec la voix du Rossignol. Enfin vous rendez heureux même Monsieur d'Espagnac. Ceux qui chantent la guerre et les guerriers ont-ils seuls des droits sur les lauriers qui tombent de vos forêts? On parle beaucoup ici d'un Mr Glouch qui fait de trez belle musique, je demande toujours si c'est la musique des vers de Zaire. On me dit, non, et je m'en vais; faute d'idées nouvelles, nous nous occuppons de ces sons vagues auxquels chacun prête le sens qui lui plait. C'est une manière adroite de rapprocher le langage des hommes de celui des Animaux; et d'être toujours au niveau de l'intelligence d'autrui. Ce délire passager est l'effet de la stérilité de l'esprit. La société qui a civilisé les hommes pourroit bien les replonger dans la Barbarie; le feu est l'effet du frottement, mais ce frottement continuel détruit jusques à la pierre d'où sortoit les étincelles; la Société borne nécessairement le champ des idées, l'homme qui se compare avec les objets variés de la nature trouve un plus grand nombre de résultats qu'en se mesurant toujours avec un autre homme. Recevez mes plus tendres hommages, et ne donnez je vous supplie votre foi à personne. Je ne veux auprèz de vous de rivale que la gloire. Permettez que l'une vous couronne et que l'autre vous aime; il faut des yeux et même il ne faut que des yeux pour cela.
J'ai prié Mr Moultou de vous faire de ma part quelques tendres reproches. Je suis toujours la dernière à recevoir vos ouvrages nouveaux. Vous me donnez l'air embarassé de la disgrâce et je n'ose plus me vanter de vos bontés.