à Cirey ce 25 fév. 1739
Mon cher amy L'amy des muses, et de la vérité votre épître est pleine d'une hardiesse de raison bien au dessus de votre âge, et plus encor de nos lâches et timides écrivains, qui riment pour leurs libraires, qui se resserent sous le compas d'un censeur royal envieux, ou plus timide qu'eux.
Misérables oisaux à qui on rogne les ailes, qui veulent s'élever, et qui retombent en se cassant les jambes! Vous avez un génie mâle, et votre ouvrage étincelle d'imagination. J'aime mieux quelques unes de vos sublimes fautes que Les médiocres bautez dont on nous veut affadir. Si vous me permettez de vous dire en général ce que je pense pour les progrès qu'un si bel art peut faire entre vos mains, je vous diray, craignez en atteignant le grand, de sauter au gigantesque, n'offrez que des images vraies, et servez vous toujours du mot propre. Voulez vous une petite règle infaillible pour les vers? La voicy; quand une pensée est juste et noble, il n'y a encor rien de fait, il faut voir si la manière dont vous l'exprimez en vers seroit belle en prose, et si votre vers dépouillé de la rime et de la césure, vous paraît alors, chargé d'un mot superflu, s'il y a dans la construction le moindre défaut, si une conjonction est oubliée, enfin si le mot le plus propre, n'est pas employé, ou s'il n'est pas à sa place, concluez alors que L'or de cette pensée n'est pas bien enchâssé. Soyez sûr que des vers qui auront l'un de ces défauts ne se retiendront jamais par cœur, ne se feront point relire, et il n'y a de bons vers que ceux qu'on relit, et qu'on retient malgré soy. Il y en a baucoup de cette espèce dans votre épître tels que personne n'en peut faire à votre âge et tels qu'on en faisoit il y a cinquante ans. Ne craignez donc point d'honorer le parnasse de vos talents. Ils vous honoreront sans doute parceque vous ne négligerez jamais vos devoirs et puis voilà de plaisants devoirs! Les fonctions de votre état ne sont elles pas quelque chose de bien difficile pour une âme comme la vôtre? Cette besogne se fait comme on règle la dépense de sa maison et le livre de son maître d'hôtel. Quoy, pour être fermier général on n'auroit pas la liberté de penser! Eh morbleu! Atticus étoit fermier général, les chevaliers romains étoient fermiers généraux, et pensoient en romains. Continuez donc Atticus.
Je vous remercie tendrement de ce que vous avez fait pour Darnaud. J'ose vous recomander ce jeune homme comme mon fils; il a du mérite; il est pauvre et vertueux; il sent tout ce que vous valez, il vous sera attaché toute sa vie. Le plus bau partage de l'humanité c'est de pouvoir faire du bien; c'est ce que vous savez et ce que vous pratiquez mieux que moy. Madame du Chastelet vous remerciera des éloges qu'elle mérite, et moy je passerai ma vie à me rendre moins indigne de ceux que vous m'adressez.
Pardon de vous écrire en vile prose mais je n'ay pas un instant à moy. Les jours sont trop courts. Adieu, quand pourrai-je en passer quelques uns avec vous? Buvez à ma santé avec x x Montigni.
Est il vray que la philosophie de Neuton gagne un peu?