[c. 1 October 1760]
Vous vous rappelez peut-être, monsieur, les conversations que nous avons eues ensemble sur la poésie & sur notre versification.
Nous avons été contents de nos petits vers, dans les sujets légers ou délicats. Nous avons trouvé qu'ils flattent l'oreille lorsqu'ils sont tous de même mesure; & que, quand ils sont mélangés avec goût, ils prêtent à des chutes heureuses & font une agréable variété. Nos vers hendécasyllabes, ne nous ont rien laissé à désirer dans la Fontaine, dans quelques épîtres de Rousseau & dans le poème de la Pucelle.
Nous n'avons pas été satisfaits de même de nos vers alexandrins. Comme nous n'avons presque point de quantité, ils sont pour l'ordinaire de pesants spondaïques. Ils sont toujours coupés en deux parties égales: monotonie fatigante. Chaque vers rime avec celui dont il est suivi: ennuyeuse uniformité. Souvent même vous devinez par là un vers entier, dès que vous en avez entendu les premiers mots: ainsi vous perdez le plaisir de la surprise; plaisir dont les Romains connaissaient si bien le prix, qu'ils terminaient ordinairement leurs phrases par le mot principal, par celui qui déterminait le sens.
Il y avait un moyen de remédier à ce dernier défaut. C'est celui que m. de Voltaire vient d'employer dans sa tragédie de Tancrède, qu'il a écrite en rimes croisées. Nous n'avions auparavant qu'une seule combinaison pour les rimes dans les grands vers, & nous en avons six.
Vous savez les efforts que m. de Voltaire a faits de tout temps, pour élargir le cercle trop étroit où les poètes se trouvaient renfermés. Ainsi ce nouvel essai de sa part, ne vous surprendra pas. Mais ce qui aura droit de vous étonner, c'est qu'il se trouve des gens qui veulent s'élever contre cette heureuse tentative. Vous n'ignorez pas leur argument ordinaire: On s'est contenté si longtemps de rimes plates; donc on doit s'en contenter toujours: donc qui nous offre des rimes croisées a tort. Vous voyez bien quels sont ces raisonnements. Ce sont ces mêmes gens qui se révoltent contre les inventeurs dans tous les genres, qui n'ont d'autre occupation que de couper les ailes du génie, & qui, du même ton dont ils déclament contre le poète qui ose, crient contre le philosophe qui découvre une vérité inconnue à leur grand-mère.
Il est bien singulier, que dans un siècle plus fécond qu'aucun autre en hommes qui ont pensé, & qui ont dû apprendre aux autres à penser, il s'en trouve encore qui refusent de posséder les richesses qu'on leur offre, précisément parce qu'ils n'en jouissaient pas avant qu'on les leur offrît: des vérités utiles, mais nouvellement aperçues; des perfections dans les arts, mais nouvellement trouvées! De telles gens, s'ils étaient nés aveugles, ne voudraient point qu'on leur fît l'opération de la cataracte, parce qu'ils auraient bien vécu jusqu'alors sans voir le soleil.
Est il rien en effect de plus antiphilosophique, que de s'élever contre des nouveautés, seulement parce qu'elles sont des nouveautés? Examinez d'abord. S'il s'agit de matière philosophique, cette nouveauté est elle vraie? embrassez la. S'il s'agit de littérature, cette nouveauté est elle agréable? applaudissez, encouragez l'auteur à oser davantage. Mais je parle à des sourds, qui ne m'entendront jamais. Cela est nouveau, donc il faut rejeter cela. Je n'en tirerai pas davantage.
Je me suis beaucoup mieux exprimé que je ne croyais d'abord, monsieur, quand j'ai dit que je parlais à des sourds. Oui, ce sont des sourds & des aveugles que ces hommes à préjugés: le préjugé ôte aux sens leur action. Il y a des personnes qui veulent prendre un ton dans le monde, & qui sont assez dignes d'y réussir, à qui vous soutiendriez en vain que la neige est blanche, si leur nourrice leur avait appris qu'elle est noire.
Vous ne trouverez nulle part davantage cette opiniâtreté que dans les beaux esprits. Il n'y a personne qui pense avec moins de profondeur. Jamais la vérité la plus évidente ne les persuadera; elle ne sera pour eux que la matière d'un bon mot, d'une fausse plaisanterie.
Ils ne pourront du moins l'emporter sur le témoignage de notre oreille, qui sera flattée agréablement par le mélange des rimes. Nous ne trouverons plus cette monotonie qui nous fatigait.
Je m'étais plaint d'une autre cause d'ennui, au commencement de cette lettre: c'est la coupure de nos grands vers en deux parties égales. A ce mal, il n'y a point de remède; il faudra toujours que nous ayons une césure à la sixième syllabe. Mais peut-être ce mal n'est il pas si grand que je le faisais d'abord; car j'ai déjà remarqué, il y a longtemps, qu'outre cette césure il s'en trouve d'autres dans nos vers, en sorte qu'au lieu d'être coupé, en deux parties égales, ils le sont quelquefois en trois inégales. Cela est aisé à apercevoir, quand on lit les vers comme on doit les lire. Je vais vous en transcrire quel ques uns, & vous marquer d'un trait les différentes césures que j'y trouve.
Quelle variété! Combien tous ces vers sonnent différemment à l'oreille! Le premier est coupé en trois parties toutes inégales. Le troisième aussi en trois parties, dont la seconde est égale à la première, & la troisième différente des deux autres. Le second vers & le cinquième, ne sont pas d'une même espèce: dans tous deux la césure est seulement à la sixième syllabe; mais cependant au second la césure se fait à peine sentir dans la déclamation, & l'on ne doit s'y arrêter qu'insensiblement, en sorte que le vers entier paraisse prononcé de suite & d'une haleine:
Et au cinquième, la césure est tranchante & l'on s'y arrête longtemps: ainsi ce vers doit se prononcer comme deux vers de six syllabes:
Le dernier vers est encore d'une espèce différente de tous les autres: car, après s'être arrêté à la première césure que j'ai marquée ensuite de la troisième syllabe, on doit prononcer le reste du vers sans s'interrompre, ou, s'il y a encore un repos à observer, ce sera après le mot peuple:
Mais c'est pousser trop loin ces réflexions de grammaire-poétique. Je crois cependant qu'elles sont neuves, & qu'elles ne sont pas tout à fait inutiles. Je pense bien que ces différentes coupures de vers se sont offertes d'elles mêmes au poète dans la chaleur de la composition; mais il n'en est pas moins vrai, qu'on pourrait aussi les chercher quelquefois pour la variété & pour reposer l'oreille. C'est un agrément que Corneille ne connaissait point.
Revenons à notre sujet. Voilà donc une nouveauté introduite dans nos vers alexandrins: les rimes croisées. Je crois qu'on pourrait encore oser davantage. Qui empêcherait qu'on ne changeât la mesure des vers dans les récits vifs, dans certains monologues, dans les morceaux où les passions sont véhémentes? Il semble que dans bien des endroits, les vers mêlés conviendraient mieux que les grands & lourds alexandrins. Un poète qui a du goût, saurait quand il faudrait changer la mesure des vers, & quelle mesure il faudrait choisir; & là dessus, comme sur presque tout, on ne donnerait jamais de règles qui ne fussent des sottises.
Cette variété ne serait une chose nouvelle que pour les modernes, car les Grecs ni les Romains, ne se sont jamais assujettis à une même mesure dans leurs ouvrages dramatiques.
Tout le monde convient qu'il n'y a point de langue moins poétique que la nôtre, & que notre versification est la plus ingrate de toutes. Qu'on ne vienne donc pas nous empêcher d'en tirer le meilleur parti qu'il est possible.
Mais ce n'est pas seulement dans la versification que se trouvent les nouveautés introduites par m. de Voltaire dans son Tancrède: il y a aussi un changement de décoration qui fait crier les frondeurs littéraires. Examinons s'il y a quelque règle violée dans ce changement de décoration, & si cette violation de règle est un attentat poétique.
Aristote, qui n'a jamais fait un vers, a donné des lois aux poètes, & j'ai cherché ce qu'il disait sur l'unité de lieu. Je viens de relire presque toute sa poétique, & je n'ai point trouvé ce que je cherchais. Je croyais avoir mal lu, & qu'il avait certainement recommandé cette vérité. J'ai ouvert le discours de P. Corneille sur ce sujet, & voici ce que j'y ai lu: Quant à l'unité de lieu, je n'en trouve aucun précepte dans Aristote, ni dans Horace.
Puisque ces deux Anciens se sont tus, jugeons m. de Voltaire sur les préceptes & sur l'exemple du grand Corneille. Le sentiment d'un poète, & d'un très grand poète, sera ici d'un bien autre poids que celui du logicien.
Souvenez vous que toute la violation de m. de Voltaire consiste à avoir placé la scène aux deux premiers actes, dans une salle à Syracuse, & aux trois autres dans une place publique de la même ville. Ecoutons à présent Corneille.
D'abord, il souhaiterait que toute l'action d'un drame, se passât dans un même lieu: nous le souhaiterions avec lui; rien n'est plus aisé que les souhaits. Mais il ajoute: Souvent cela est si malaisé, pour ne pas dire, impossible, qu'il faut de nécessité trouver quelque élargissement pour le lieu comme pour le temps…. J'accorderais très volontiers que ce qu'on ferait passer en une seule ville, aurait l'unité de lieu. Ce n'est pas que je voulusse que le théâtre représentât cette ville toute entière, cela serait un peu trop vaste; mais seulement deux ou trois lieux particuliers, enfermés dans l'enclos de ses murailles. (Discours des trois unités.)
Eh bien? M. de Voltaire a-t-il gagné au tribunal de Corneille? Mais considérons la pratique de celui-ci. Dans Cinna, une partie de la pièce se passe dans le palais d'Auguste, & une partie dans la maison d'Emilie. Dans Rodogune, la scène est au premier acte dans l'antichambre de Rodogune, au second dans la chambre de Cléopâtre, au troisième dans celle de Rodogune; elle varie plusieurs fois au quatrième acte; & au cinquième elle est dans une salle d'audience. Une partie du Menteur se passe aux Thuilleries, & l'autre à la Place Royale. Corneille n'a pas été plus scrupuleux dans la plupart de ses autres pièces. M. de Voltaire a-t-il pris de telles libertes? Il en a pris beaucoup moins; mais, par son changement de décoration, il a averti le public de ce qu'il s'est permis; au lieu que Corneille a semblé vouloir le séduire en conservant la même décoration, lorsque le lieu n'était plus le même. Deux hommes tentent une entreprise difficile: tous deux échouent; mais l'un d'eux veut insinuer qu'il a réussi. Lequel condamnerez vous?
Tant qu'on voudra s'astreindre à une observation exacte & scrupuleuse de la règle des unités, on trouvera nombre de beaux sujets impraticables.
L'unité d'action semble la plus nécessaire: cependant Corneille & Racine s'en sont souvent écartés: car que sont ces épisodes si fréquents dans Racine & assez fréquents dans Corneille, sinon une seconde action?
Corneille a demandé grâce pour ceux qui étendraient l'unité de temps à trente heures. Ce grand homme connaissait les difficultés de l'art.
La seule unité de lieu, sera-t-elle plus privilégiée que les autres?
Mais dit on, est il vraisemblable que je suive les acteurs d'un lieu à un autre, tandis que je reste immobile dans le parterre?
Mais, censeur, est il vraisemblable qu'un prince communique devant vous, à son confident, ses secrets les plus cachés? Est il vraisemblable qu'un héros prononce un long monologue, où il parle tout seul au milieu de deux mille personnes? Est il vraisemblable qu'une princesse expirante, ait un teint de roses? Est il vraisemblable qu'un héros se poignarde, sans verser une goutte de sang? Est il vraisemblable qu'un sénat parle en vers? Est il vraisemblable?…. Je ne finirais pas. Ou prêtez vous à l'illusion, ou qu'on ne fasse plus de tragédies.
Poètes anglais, quelles beautés n'avez vous pas qui nous sont inconnues? Mais vous êtes des hommes libres, & nous marchons chargés de fers.
Ou l'on allégera ces fers, ou il faut nous en tenir aux richesses que nous possédons. Il n'est point de mine inépuisable; il n'est point de genre qui n'ait ses limites. Ou bannissons les hommes de génie, ou permettons au génie d'être audacieux.
Je ne serais point choqué qu'on me donnât un drama fait avec goût & avec génie, mais dont l'auteur aurait peu pensé aux règles. J'écouterais avec attention, je me laisserais entraîner aux mouvements qui me seraient inspirés; & si j'étais ou amusé ou touché, j'applaudirais. S'il me faisait plus d'impression qu' Athalie, je dirais qu'il est moins exact, qu'il est plusimparfait; que je l'estime moins, mais que je l'aime davantage. Souvent ce ne sont pas les beautés régulières qui plaisent le plus.
Insectes du Parnasse, qui ne voulez pas que l'on vole, parce que vous êtes obligés de ramper; quand vous permettrez vous d'avoir un plaisir bien flatteur pour une âme qui aime à être émue? Savez vous, monsieur, quel est ce plaisir que je désire tant? C'est de voir représenter sur notre théâtre, avec les seuls agréments qu'exige la bienséance, ou plutôt l'excessive délicatesse de notre nation, la pièce anglaise du Marchand de Londres. Vous verriez frémir & fondre en larmes les loges & le parterre: jamais vous n'auriez été témoins d'un tel spectacle. Barnewelt plein de vertus & devenu par une passion malheureuse le plus criminel, le plus affreux des hommes, mais toujours agité de remords & condamné enfin au dernier supplice: quel héros plus touchant! C'est une pièce faite pour le genre humain, parce que le fond du cœur est partout le même. C'est une pièce faite surtout pour les cœurs bien placés, parce qu'ils sont plus exposés que les autres à une passion aimable, mais qui peut devenir bien funeste.
Si Shakespeare était né en France au dix-huitième siècle, il aurait été, sans doute, plus régulier; mais il aurait bravé bien des gens, ou il n'aurait pas ces grands traits de génie que nous admirons. Il faut souvent braver les esprits pusillanimes. Ils meurent, & l'ouvrage qu'ils ont condamné reste.
Je suis, monsieur, &c.
L'abbé Levesque