A Paris ce 20 février 1761
C'est ici, monsieur, un remerciement plutôt qu'une réplique à la lettre dont vous m'avez honoré.
Vous y faites une critique ingénieuse, modérée & polie de quelques-unes de mes réflexions sur les langues italienne & française. Il est si flatteur de fixer un moment votre attention, au milieu de la gloire qui vous environne, & des travaux qui vous occupent, que mon amour propre eût encore trouvé son compte à la réfutation la plus complète. J'aurais pris plaisir à régler mes jugements sur les vôtres, à m'éclairer de vos lumières, & à déposer les préjugés nationaux que vous auriez bien voulu me faire apercevoir. Il en est un cependant auquel je tiens plus qu'à tous les autres, & dont je ne me déferai jamais: c'est l'admiration que mes compatriotes ont pour vos ouvrages, dont ils font leurs délices. Ce sentiment que leur inspirent le goût & l'équité, ils vous le rendent en échange des éloges que vous leur avez donnés dans tant d'occasions, & de la justice que vous avez rendue le premier à notre Tasse insulté au hasard, par le législateur de votre Parnasse. J'en ai vu plusieurs n'apprendre votre langue, que pour lire vos écrits: ils n'étaient soutenus dans cette étude épineuse & rebutante, que par l'espérance d'entendre le premier poème épique, dont la France ait osé se glorifier. Je vous l'avouerai, monsieur, jamais la langue française ne fut la maîtresse d'un Italien; elle n'a pas cette douceur, ces grâces qui charment, cette langueur qui touche, cette expression de tendresse qui remue; son air est décent, mais triste & sévère; sa démarche naturelle, mais lente & uniforme; sa beauté régulière, mais froide & muette. Pour vous, monsieur, si vous fûtes jamais l' aman de notre langue, le temps de l'enthousiasme est passé; & vous n'êtes plus qu'un infidèle. Vous vantiez autrefois ses charmes; vous exagérez aujourd'hui ses défauts. Vous vengez votre femme, dites vous, & vous êtes français! Y pensez vous, monsieur? Un homme à la mode a-t-il jamais sacrifié sa maîtresse à son épouse? L'air du séjour où vous vivez, serait il contagieux? L'habitant des Délices& de Ferney aurait il les mœurs républicaines ou provinciales? Vous êtes cependant pardonnable d'aimer une femme que vous avez pris la peine d'embellir, de parer & d'enrichir; il est naturel de s'attacher par ses bienfaits.
Pour quitter l'allégorie, je vous dirai simplement, monsieur, que j'ai toujours été de votre sentiment sur les langues anciennes, & que je n'en ai pas changé par rapport à l'italienne & à la française. Ne parlons point des premières; elles nous font trop sentir la faiblesse & la pauvreté des nôtres. Un concours heureux de circonstances fit du langage des Grecs, le chef d'œuvre des langues. J'admire la richesse, la majesté, l'harmonie, la poésie de la latine; mais j'y trouve quelque chose de dur, de sourd & de traînant; & pour la douceur, elle est bien inférieure au grec; je la crois même au dessous de l'italien; quoique par le mélange heureux des brèves & des longues, le mécanisme de ses vers l'emporte infiniment sur celui de notre versification. Cette variété charme l'oreille & ranime son attention; tandis que ce nombre toujours égale de syllabes, qui revient à chacun de nos vers, la fatigue, l'ennuie & l'endort. Mais, monsieur, quoique la mesure & le rythme ne forment point l'essence de la versification italienne, il faut avouer que la quantité de syllabes plus marquée, plus ressentie dans notre langue, lui donne une action & un mouvement qu'on ne trouve pas dans la versification française; nous avons des vers sdruccioli qui finissent toujours par un dactyle.
La langue espagnole est sonore & nombreuse; mais pourquoi préférerais je la terminaison de ses mots, à celle des mots italiens? Je vois dans les syllabes de plusieurs de nos mots: tromba, ombra, rimbombar, rumor, &c, ce concours de voyelles & de consonnes, dont vous faites un mérite exclusif à l'idiome espagnol; & je ne sens dans hombres, historias, costumbres, qu'un sifflement de plus, qui n'est pas dans nos mots. Je conviens que nous n'avons pas la diphtongue oi; & nous ne la regrettons guère. Les Latins ne l'avaient pas non plus; & nous disons sans effort, comme eux, istoria, au lieu de faire un grand bâillement pour prononcer histO Ire. Quant aux e muets, on vous les reprochera, si je ne me trompe, & dans la poésie, & dans la musique, & dans l'éloquence, tant que durera votre langue. Si c'est en cela, monsieur, comme vous me faites l'honneur de me le dire, que consiste l'harmonie de la prose & des vers français, je ne suis plus surpris de l'avoir trouvée si faible & si languissante. Ces désinences sourdes, loin de faire résonner dans mon oreille, la syllabe précédente, en ralentissent le mouvement, & ôtent la vie à tout le mot. Quelle différence pour la rapidité & la vivacité, entre ces mots italiens, par exemple, perfido traditor, & ces mots français, traître perfide! Je ne parle pas des autres inconvénients de cette lettre sourde, qui confond les genres & les personnes, & rend les pronoms nécessaires. L'italien dit, amo, ami, ama; la seule différence des terminaisons marque celle des personnes; mais le verbe français avec son e muet, est obligé de traîner son pronom, pour en faire son interprète. D'ailleurs, que trouvez vous dans fiamma, imperio, corona, &c, qui le cède à flamme, empire, couronne, même pour les syllabes qui précèdent la finale? Au lieu de voir une variété dans toutes ces désinences, je n'y sens qu'une monotonie insupportable: c'est, sans doute, la faute de mon oreille, tout accoutumée qu'elle est à une langue, que j'ai cultivée par préférence à toutes les autres, & que j'ai parlée toute ma vie. C'est peut-être aussi par le même défaut d'organe, que je ne suis point choqué, comme les jeunes personnes anglaises & allemandes, des voyelles qui terminent tous nos mots italiens. Il est vrai que j'aimerais mieux être condamné à ne jamais lire les vers du Tasse, qu'à les entendre réciter par certains étrangers: grâce, douceur, quantité, chant, mélodie, cadence, repos, accent, tout périt, tout expire dans leur bouche; & je ne serais pas surpris alors, qu'on ne goûtât pas trop le molto oprò egli col senno e colla mano; mais qu'on prononce bien; qu'on fasse sentir les différentes inflexions de la même lettre; qu'on fasse les élisions nécessaires; qu'on emboîte les mots les uns dans les autres; qu'on en retranche de temps en temps, les voyelles finales; & cette monotonie disparaîtra, comme l'a fort bien remarqué dernièrement un de vos journalistes. Ce qu'il y a de plus dans les deux vers de Corneille que vous citez, c'est quelques sons nasals qui ne se trouvent jamais dans l'italien: je ne parle pas de ce qu'il y a de moins. Quant aux vers grecs, quoique nous ignorions la véritable prononciation de cette langue; que nous ne connaissions pas la valeur des accents; que nous les confondions souvent avec la prosodie, j'y suppose plus de douceur & d'harmonie que dans l'italien; mais j'y vois beaucoup de voyelles, beaucoup de finales semblables à nos terminaisons. Enfin, il en est de notre langue comme de notre musique. Pour goûter celle-ci, il faut que l'exécution en soit parfaite: pour sentir la douceur & la mélodie de celle là, il faut qu'elle soit bien prononcée. Lingua toscana in bocca romana. Après les o que vous m'avez objectés, il y a peut-être de la maladresse à vous citer un proverbe où il entre tant d' a; mais je conviendrai, tant qu'on voudra, de l'uniformité dans l'écriture: c'est la monotonie dans la prononciation, que je ne puis accorder. Au reste, j'ai entendu dire à des Anglais très désintéressés, que la conversation des dames romaines était pour eux une mélodie fort agréable.
Vous ne vous inscrivez pas en faux contre l'abondance de la langue italienne; mais il semble que je vous aie condamné à une disette affreuse; & vous relevez dans ma Dissertation, ce que vous appelez le catalogue de votre pauvreté & de notre superflu. Je vous ai reproché, ajoutez vous, de n'avoir qu'un mot pour exprimer vaillant. Puisque ce prétendu catalogue vous tient si fort à cœur, je suis charmé de l'avoir abrégé; car vous savez mieux que personne, jusqu'à quel point j'eusse pu pousser le parallèle; mais sans rien dire de l'indigence de la langue française, je me suis borné à indiquer les richesses de la mienne; & j'ai pris au hasard quelques expressions, à côté desquelles j'ai mis le mot français, pour servir de traduction. J'étais bien éloigné de croire que ce mot fût l'unique; comme je n'ai pas prétendu non plus rapporter tous les synonymes des mots italiens que j'ai cités. Vous avez tiré adroitement de la colonne française, quelques termes que vous faites marcher dans votre lettre, accompagnés d'un nombreux cortège de synonymes: je ne les arrêterai point au passage, & je vous abandonnerai même outrecuidance & gloriole; mais avouez, monsieur, qu'il y en a beaucoup d'autres que vous avez été obligé de laisser dans leur solitude. Au reste, il serait bien étonnat que les Français n'eussent qu'un mot pour exprimer le courage, eux dans qui cette qualité brillante se modifie de tant de façons, & change si souvent de nuances. J'applaudis aux exemples que vous m'en donnez; & je sais que les Français sont depuis longtemps,
Je sais qu'ils sont plus instruits que la plupart des autres peuples; que l'Académie des belles lettres est remplie de gens érudits, celle des sciences, d'hommes savants; l'Académie française, d'écrivains polis, éclairés; & qu'il y a en France une foule d'hommes doctes, savants, érudits, instruits, éclairés, qui ne sont d'aucune académie, & qui mériteraient d'entrer dans toutes celles de l'Europe. Aussi, monsieur, je ne vous dispute ni le nom, ni la chose; & si je trouve quelques défauts dans la langue, je ne puis qu'estimer & respecter ceux qui la parlent.
Je demande pardon aux cuisiniers français de l' insulte que je leur ai faite sur le mot ragoût; ils ne peuvent mieux s'en venger, qu'en nous laissant nos ragoûts italiens. Je reconnais que si vous n'avez qu'un mot pour exprimer le genre, vous en avez mille pour les espèces; & quand même le mot vous manquerait, vous n'en seriez que trop dédommagés par la chose même.
Vous parlez des diminutifs, comme d'une puérilité; c'est, pour le coup un reproche que vous faites à la langue italienne; reproche qu'elle partage volontiers, & dont elle se console avec la grecque. Cette même puérilité ne parut pas indigne autrefois de la majesté d'une langue ennoblie par les Lucréce, les Virgile, les Gallus, les Saluste, les Tite-Live, les César; & si Virgile s'exprime avec dignité, lorsqu'il veut représenter les beaux yeux de Vénus noyés de larmes,
Catulle, pour nous peindre la douleur enfantine de sa Lesbie, ne se sert il pas avec autant de goût que de délicatesse, de plusieurs diminutifs?
Une langue doit elle être toujours pompeuse, toujours sublime? Ne faut il pas qu'elle descende quelquefois du haut de sa grandeur, & qu'elle se familiarise avec les petits objets? Il y a tant de genres, tant de styles, tant de sujets! Si elle n'a qu'un ton, comment pourra-t-elle s'élever & s'abaisser, passer du grave au badin, du pathétique au plaisant, du sublime au naïf, du terrible au gracieux? Sans cela c'est un instrument qui n'a qu'une corde. Vous avez donc anéanti les diminutifs de Marot & de Ronsard, pour ne pas dégrader la majesté de votre langue? Je crois plutôt que vous n'avez pu les accorder avec vos finales muettes. Ces mots n'exprimant que de petites idées & de petits objets, vos compatriotes pouvaient sans doute mieux s'en passer que les autres nations; mais, monsieur, vous qui avez écrit tant de choses dignes d'être lues, dites moi, je vous prie, pourquoi les Français, qui en ont fait de si dignes d'être écrites, n'ont ni superlatifs, ni augmentatifs dans leur langue?
Je pense comme vous, monsieur, que la première de toutes les langues est celle qui a le plus d'excellents ouvrages; & je me confirme dans ce sentiment, quand je me rappelle cette foule de bons écrivains en tout genre, que l'Italie a produits. Vous connaissez Bocace, Bembo, Machiavel, Davila, Guicciardini, la Casa, Bentivoglio, Segneri, Varchi, Fontanini, Crescimbeni, Speron Speroni, Gravina, Conti, Apostolo Zeno, Orsi, Castelvetro, &c. sans parler de nos poètes, dont le catalogue ne finirait point.
Au reste, monsieur, je n'ai point fait un livre; j'ai hasardé seulement quelques réflexions sur ma langue; & je l'ai quelquefois comparée à la vôtre, qui est aussi répandue & aussi estimée que vos ouvrages. J'ai trouvé la mienne plus abondante, plus sonore & plus flexible; je n'en connais pas moins tous les avantages de celle que j'ai adoptée, que j'ai le bonheur de parler, & dont la politesse, la décence, l'ordre, la méthode, la clarté, la précision, l'élégance & la noblesse sont les caractères principaux.
Je finis, monsieur, en vous remerciant au nom de mes compatriotes, des choses obligeantes que vous leur dites, & en vous assurant que j'ai prévenu depuis longtemps le conseil que vous me donnez à l'égard de vos écrivains; mais il est des chefs d'œuvre dont vous ne me parlez pas; & ce sont ceux que j'ai lus les premiers, que je relis le plus souvent, qui m'instruisent, & que j'admire le plus. Je suis avec respect, &c.
Deodati de' Tovazzi