à Ferney , 5 janvier 1767
Dites moi si jamais vous vîtes dans aucun bon auteur de ce grand siècle de Louis XIV le mot de vis-à-vis employé une seule fois pour signifier envers, avec, l'égard? Y en a-t-il un seul qui ait dit ingrat vis-à-vis de moi, au lieu d'ingrat envers moi, il se ménageait vis-à-vis ses rivaux, au lieu de dire avec ses rivaux, il était fier vis-à-vis de ses supérieurs, pour fier avec ses supérieurs &c.? Enfin ce mot de vis-à-vis qui est très rarement juste & jamais noble, inonde aujourd'hui nos livres, & la cour & le barreau, & la société; car dès qu'une expression vicieuse s'introduit, la foule s'en empare.
Dites moi si Racine a persiflé Boileau? si Bossuet a persiflé Pascal? & si l'un & l'autre ont mystifié La Fontaine en abusant quelquefois de sa simplicité? Avez vous jamais dit que Cicéron écrivait au parfait; que la coupe des tragédies de Racine était heureuse? On va jusqu'à imprimer que les princes sont quelquefois mal éduqués. Il paraît que ceux qui parlent ainsi ont reçu eux mêmes une fort mauvaise éducation. Quand Bossuet, Fénelon, Pélisson, voulaient exprimer qu'on suivait ses anciennes idées, ses projets, ses engagements, qu'on travaillait sur un plan proposé, qu'on remplissait ses promesses, qu'on reprenait une affaire, &c. ils ne disaient point, j'ai suivi mes errements, j'ai travaillé sur mes errements.
Errement a été substitué par les procureurs au mot erres, que le peuple emploie au lieu d' arrhes: arrhes signifie gage. Vous trouvez ce mot dans la tragi-comédie de Pierre Corneille, intitulée Don Sanche d'Arragon:
Le peuple de Paris a changé arrhes en erres, des erres au coche: donnez moi des erres. De là errements; & aujourd'hui, je vois que, dans les discours les plus graves, le roi a suivi ses derniers errements vis-à-vis des rentiers.
Le style barbare des anciennes formules, commence à se glisser dans les papiers publics. On imprime que sa majesté aurait reconnu qu'une telle province auraitété endommagée par des inondations.
En un mot, monsieur, la langue paraît s'altérer tous les jours; mais le style se corrompt bien davantage: on prodigue les images, & les tours de la poésie, en physique; on parle d'anatomie en style ampoulé; on se pique d'employer des expressions qui étonnent, parce qu'elles ne conviennent point aux pensées.
C'est un grand malheur, il faut l'avouer, que, dans un livre rempli d'idées profondes, ingénieuses & neuves, on ait traité du fondement des lois en épigrammes. La gravité d'une étude si importante, devait avertir l'auteur de respecter davantage son sujet; & combien a-t-il fait de mauvais imitateurs, qui n'ayant pas son génie, n'ont pu copier que ses défauts?
Boileau, il est vrai, a dit après Horace:
Mais il n'a pas prétendu qu'on mélangeât tous les styles. Il ne voulait pas qu'on mît le masque de Thalie sur le visage de Melpomêne, ni qu'on prodiguât les grands mots dans les affaires les plus minces. Il faut toujours conformer son style à son sujet.
Il m'est tombé entre les mains l'annonce imprimée d'un marchand, de ce qu'on peut envoyer de Paris en province pour servir sur table. Il commence par un éloge magnifique de l'agriculture & du commerce; il pèse dans ses balances d'épicier, le mérite du duc de Sully, & du grand ministre Colbert; & ne pensez pas qu'il s'abaisse à citer le nom du duc de Sully: il l'appelle l' ami d'Henri IV, & il s'agit de vendre des saucissons & des harengs frais! Cela prouve au moins que le goût des belles lettres a pénétré dans tous les états; il ne s'agit plus que d'en faire un usage raisonnable: mais on veut toujours mieux dire qu'on ne doit dire, & tout sort de sa sphère.
Des hommes, même de beaucoup d'esprit, ont fait des livres ridicules, pour vouloir avoir trop d'esprit. Le jésuite Castel, par exemple, dans sa mathématique universelle, veut prouver que, si le globe de Saturne était emporté par une comète dans un autre système solaire, ce serait le dernier de ses satellites, que la loi de la gravitation mettrait à la place de Saturne. Il ajoute à cette bizarre idée, que la raison pour laquelle le satellite le plus éloigné prendrait cette place, c'est que les souverains éloignent d'eux, autant qu'ils le peuvent, leurs héritiers présomptifs.
Cette idée serait plaisante & convenable dans la bouche d'une femme, qui, pour faire taire des philosophes, imaginerait une raison comique d'une chose dont ils chercheraient la cause en vain. Mais que le mathématicien fasse ainsi le plaisant quand il doit instruire, cela n'est pas tolérable.
Le déplacé, le faux, le gigantesque, semblent vouloir dominer aujourd'hui; c'est à qui renchérira sur le siècle passé. On appelle de tous côtés les passants pour leur faire admirer des tours de force qu'on substitute à la démarche simple, noble, aisée, décente, des Pélisson, des Fénelon, des Bossuet, des Massillon. Un charlatan est parvenu jusqu'à dire dans je ne sais quelles lettres, en parlant de l'angoisse & de la passion de Jesus Christ, que si Socrate mourut en sage, Jesus Christ mourut en dieu; comme s'il y avait des dieux accoutumés à la mort, comme si on savait comment ils meurent, comme si une sueur de sang était le caractère de la mort de dieu, enfin comme si c'était dieu qui fût mort.
On descend d'un style violent & effréné au familier le plus bas & le plus dégoûtant; on dit de la musique du célèbre Rameau, l'honneur de notre siècle, qu'elle ressemble à la course d'une oye grasse, & au galop d'une vache. On s'exprime enfin aussi ridiculement que l'on pense; rem verba sequuntur; & à la honte de l'esprit humain, ces impertinences ont eu des partisans.
Je vous citerais cent exemples de ces extravagants abus, si je n'aimais pas mieux me livrer au plaisir de vous remercier des services continuels que vous rendez à notre langue, tandis qu'on cherche à la déshonorer. Tous ceux qui parlent en public doivent étudier votre traité de la prosodie, c'est un livre classique qui durera autant que la langue française.
Avant d'entrer avec vous dans des détails sur votre nouvelle édition, je dois vous dire que j'ai été frappé de la circonspection avec laquelle vous parlez du célèbre, j'ose presque dire de l'inimitable Quinaut, le plus concis peut-être de nos poètes dans les belles scènes de ses opéras, & l'un de ceux qui s'exprimèrent avec le plus de pureté comme avec le plus de grâce. Vous n'assurez point, comme tant d'autres, que Quinaut ne savait que sa langue. Nous avons souvent entendu dire, madame Denis & moi, à m. de Baufrant son neveu, que Quinaut savait assez de latin pour ne lire jamais Ovide que dans l'original, & qu'il possédait encore mieux l'italien. Ce fut un Ovide à la main qu'il composa ces vers harmonieux & sublimes de la première scène de Proserpine:
S'il n'avait pas été rempli de la lecture du Tasse, il n'aurait pas fait son admirable opéra d'Armide. Une mauvaise traduction ne l'aurait pas inspiré.
Tout ce qui n'est pas dans cette pièce air détaché, composé sur les canevas du musicien, doit être regardé comme une tragédie excellente. Ce ne sont pas là de
On commence à savoir que Quinaut valait mieux que Lulli. Un jeune homme d'un rare mérite, déjà célèbre par les prix qu'il a remportés à notre Académie, & par une tragédie qui a mérité son grand succès, a osé s'exprimer ainsi en parlant de Quinaut & de Lulli:
Je ne suis pas entièrement de son avis. Le récitatif de Lulli me paraît très bon, mais les scènes de Quinaut encore meilleures.
Je viens à une autre anecdote. Vous dites que les étrangers ont peine à distinguer quand la consonne finale a besoin ou non, d'être accompagnée d'un e muet, & vous citez les vers du philosophe de Sans-Souci:
Il est vrai que dans les commencements nos e muets embarrassent quelquefois les étrangers; le philosophe de Sans-Souci était très jeune quand il fit cette épître: elle a été imprimée à son insu par ceux qui recherchent toutes les pièces manuscrites, & qui, dans leur empressement de les imprimer, les donnent souvent au public toutes défigurées.
Je peux vous assurer que le philosophe de Sans-Souci sait parfaitement notre langue. Un de nos plus illustres confrères& moi, nous avons l'honneur de recevoir quelquefois de ses lettres, écrites avec autant de pureté que de génie & de force, eodem animo scribit quo pugnat: & je vous dirai en passant que l'honneur d'être encore dans ses bonnes grâces, & le plaisir de lire les pensées les plus profondes, exprimées d'un style énergique font une des consolations de ma vieillesse. Je suis étonné qu'un souverain, chargé de tout le détail d'un grand royaume, écrive couramment & sans effort ce qui coûterait à un autre beaucoup de temps & de ratures.
M. l'abbé de Dangeau en qualité de puriste, en savait sans doute plus que lui sur la grammaire française. Je ne puis toutefois convenir avec ce respectable académicien, qu'un musicien en chantant la nuit est loin encore prononce pour avoir plus de grâces, la nuit est loing encore. Le philosophe de Sans-Souci, qui est aussi grand musicien qu'écrivain supérieur, sera je crois de mon opinion.
Je suis fort aise qu'autrefois St Gelais ait justifié le crêp par son Bucephal. Puisqu'un aumônier de François I retranche un eà Bucephale, pourquoi un prince royal de Prusse n'aurait il pas retranché un eà crêpe? Mais je suis un peu fâché que Melin de St Gelais, en parlant au cheval de François I, lui ait dit,
L'hyperbole est trop forte, & j'y aurais voulu plus de finesse.
Vous me critiquez, mon cher doyen, avec autant de politesse que vous rendez de justice au singulier génie du philosophe de Sans-Souci. J'ai dit, il est vrai, dans le Siècle de Louis XIV, à l'article des musiciens, que nos rimes féminines terminées toutes par un e muet, font un effet très désagréable dans la musique lorsqu'elles finissent un couplet. Le chanteur est absolument obligé de prononcer
Arcabonne est forcée de dire:
Médor est obligé de s'écrier:
La gloire & la victoire à la fin d'une tirade, font presque toujours la gloire-eu, la victoire-eu. Notre modulation exige trop souvent ces tristes désinences. Voilà pourquoi Quinaut a grand soin de finir autant qu'il le peut, ses couplets par des rimes masculines: & c'est ce que recommandait le grand musicien Rameau à tous les poètes qui composaient pour lui.
Qu'il me soit donc permis, mon cher maître, de vous représenter que je ne puis être d'accord avec vous quand vous dites qu' il est inutile, & peut-être ridicule, de chercher l'origine de cette prononciation gloire-eu, victoire-eu, ailleurs que dans la bouche de nos villageois. Je n'ai jamais entendu de paysan prononcer ainsi en parlant; mais ils y sont forcés lorsqu'ils chantent. Ce n'est pas non plus une prononciation vicieuse des acteurs & des actrices de l'opéra. Au contraire, ils font ce qu'ils peuvent pour sauver la longue tenue de cette finale désagréable, & ne peuvent souvent en venir à bout. C'est un petit défaut attaché à notre langue, défaut bien compensé par le bel effet que font nos e muets dans la déclamation ordinaire.
Je persiste encore à vous dire, qu'il n'y a aucune nation en Europe qui fasse sentir les e muets excepté la nôtre. Les Italiens & les Espagnols n'en ont pas. Les Allemands & les Anglais en ont quelques uns; mais ils ne sont jamais sensibles ni dans la déclamation, ni dans le chant.
Venons maintenant à l'usage de la rime, dont les Italiens & les Anglais se sont défaits dans la tragédie, & dont nous ne devons jamais secouer le joug. Je ne sais si c'est moi que vous accusez d'avoir dit que la rime est une invention des siècles barbares. Mais si je ne l'ai pas dit, permettez moi d'avoir la hardiesse de vous le dire.
Je tiens en fait de langue, tous les peuples pour barbares en comparaison des Grecs & de leurs disciples les Romains, qui seuls ont connu la vraie prosodie. Il faut surtout que la nature eût donné aux premiers Grecs des organes plus heureusement disposés que ceux des autres nations, pour former en peu de temps un langage tout composé de brèves & de longues, & qui par un mélange harmonieux de consonnes & de voyelles était une espèce de musique vocale. Vous ne me condamnerez pas, sans doute, quand je vous répéterai que le grec & le latin sont à toutes les autres langues du monde ce que le jeu d'échecs est au jeu de dames, & ce qu'une belle danse est à une démarche ordinaire.
Malgré cet aveu je suis bien loin de vouloir proscrire la rime comme feu mr de la Mothe; il faut tâcher de se bien servir du peu qu'on a, quand on ne peut atteindre à la richesse des autres. Taillons habilement la pierre, si le porphyre & le granit nous manquent. Conservons la rime; mais permettez moi toujours de croire que la rime est faite pour les oreilles, & non pas pour les yeux.
J'ai encore une autre représentation à vous faire. Ne serais je point un de ces téméraires que vous accusez de vouloir changer l'orthographe? J'avoue qu'étant très dévot à st François, j'ai voulu le distinguer des Français. J'avoue que j'écris Danois& Anglais: il m'a toujours semblé qu'on doit écrire comme on parle, pourvu qu'on ne choque pas trop l'usage, pourvu que l'on conserve les lettres qui font sentir l'étymologie & la vraie signification du mot.
Comme je suis très tolérant, j'espère que vous me tolérerez. Vous pardonnerez surtout ce style négligé à un Français ou à un François, qui avait, ou qui avoit été élevé à Paris dans le centre du bon goût, mais qui s'est un peu engourdi depuis treize ans au milieu des montagnes de glace dont il est environné. Je ne suis pas de ces phosphores qui se conservent dans l'eau. Il me faudrait la lumière de l'Académie pour m'éclairer & m'échauffer; mais je n'ai besoin de personne pour ranimer dans mon cœur les sentiments d'attachement & de respect que j'ai pour vous, ne vous en déplaise, depuis plus de soixante années.