[c. June 1724]
L'auteur des Réflexions critiques sur le poème de la Ligue, en cachant son nom, ne s'est pas dépouillé de cet amour naturel qu'on a pour ses ouvrages; vous ne serez donc pas surpris, messieurs, s'il se plaint aujourd'hui que vous n'avez pas apporté à la lecture du sien, cet esprit de justesse & de précision qu'on remarque dans les vôtres; vous reconaissez que vous avez excédé votre mission, mais au moins ne prétendez vous pas que vos jugements soient sans appel.
Il ne vous citera pourtant point à d'autre tribunal qu'au vôtre même, & il compte assez sur votre justice, pour croire que vous voudrez bien rendre sa réponse publique.
Vous tâchez d'exciter la nation contre l'auteur, & il ne tient pas à vous qu'elle n'ait la vanité de croire qu'elle a déjà produit d'excellents poèmes épiques; mais comme cette nation, si propre à tous genres de triomphe, conserve toujours sa franchise malgré sa grandeur, j'ose vous assurer qu'elle vous désavoue, & qu'elle regarderait comme un téméraire celui de ses sujets qui voudrait lui donner la fausse gloire d'avoir conçu des Homeres & des Virgiles. Il ne s'agit point de ce qu'elle est capable de faire, c'est détourner l'état de la question; la critique n'a point de droit sur les ouvrages futurs, & l'auteur des Réflexions n'a pas dit que jamais poète français n'atteindrait à la perfection du poème épique; il reconnaît au contraire que m. de Voltaire en est capable, n'est ce pas avoir le cœur bien français? Examinons si vos autres reproches sont plus justes.
L'auteur des Réflexions, après avoir adopté la définition du poème épique par le père le Bossu prétend prouver que le poème de la Ligue y est directement opposé dans toutes ses parties, peut-être l'a-t-il fait trop laconiquement, mais ses preuves en sont elles moins solides, pour avoir laissé le soin à ses lecteurs de les étendre? Effectivement peut on dire que l'Henriade, pour employer le terme nouveau, soit un discours inventé avec art, puisqu'il est historique? Où est cette action unique & importante, dont les ornements allégoriques forment les mœurs? Ce n'est point du titre que se tire l'unité; c'est du fond de l'ouvrage même, l'action principale est celle qui produit immédiatement l'événement qu'on veut célébrer. Les autres moyens y doivent être subordonnés. Le retour d'Ulisses en Itaque est un simple effet de sa prudence. L'établissement de l'empire d'Enée est un ouvrage de sa piété, son courage même y est soumis. L'Iliade prouve que la mésintelligence des princes est pernicieuse aux états. La colère d'Achille le démontre. C'est cette simplicité que l'auteur des Réflexions n'a pas trouvé dans le poème de la Ligue: l'événement principal est Henri IV tranquille possesseur de l'empire français. Est ce à sa valeur, est ce à sa conversion qu'il doit cet avantage? C'est à tous les deux, dira-t-on; c'est ici le cas où la duplicité des moyens fait la duplicité d'action; lorsque ces moyens concourent avec une égale nécessité pour le succès du héros; de manière qu'on pourrait commencer le poème indifféremment par l'un ou l'autre de ces moyens, où les règles de l'unité sont chimériques, ou certainement elles ne sont pas observées dans le nouveau poème.
Vous trouvez égal qu'un poème soit historique ou fabuleux, en ce cas vous attaquez la définition; & comme le père le Bossu l'a soutenue par des raisons, on attend pour vous répondre que vous les ayez combattues.
L'auteur des Réflexions a écrit que quelques vices personnifiés faisaient tout le poétique du nouveau poème. De la manière que vous relevez cet endroit, le lecteur a lieu de juger que l'anonyme a regardé les vices personnifiés comme un défaut, il est nécessaire qu'il s'explique, puisque vous n'avez pas compris sa pensée.
Les vices personnifiés lui paraissent comme à vous une puissante ressource, pour dédommager nos poètes de la perte des Venus, des Apollons, & des autres divinités de cette espèce; il a même été surpris que dans un poème chrétien ce secours n'ait pas été suffisant à m. de Voltaire, puisqu'il nous a dépeint l'amour, non comme passion personnifiée, mais tel qu'un poète du paganisme l'aurait pu décrire. Mais ces vices personnifiés ne sont que des ornements, & ne suffisent pas pour faire un poème, dont la fiction & la fable doivent être l'âme. Voilà ce qu'a voulu dire l'anonyme, permettez donc, messieurs, qu'il se réconcilie avec vous, sur un article où vous n'avez paru divisé que faute de vous entendre, & ne lui reprochez pas qu'il fait un crime à m. de Voltaire d'avoir personnifié les vices.
On ne peut qu'approuver votre zèle pour la gloire de la nation, mais en même temps que vous avez remarqué, qu'elle a porté le dramatique aussi loin qu'une autre ait encore fait, vous n'eussiez point blessé sa délicatesse, en ajoutant qu'il n'y a aucun genre dans lequel elle ait plus imité les anciens.
Je crois, mrs, que l'auteur des Réflexions sera quitte de ce qu'il doit à son ouvrage & au public, lorsqu'il aura tiré clair ce qu'il vous a plu de trouver obscur.
M. de Voltaire, dit l'anonyme, peut présentement désavouer son livre, mais le public le reçoit toûjours comme un enfant de son imagination que le jugement légitimera quelque jour, il ressemble trop à sa mère pour le méconnoître, ces traits vifs & hardis, cette pompe des expressions, ces Episodes qui ne sont, pour ainsi dire, liez que par des éclairs, le mépris des règles, toutes ces circonstances ne permettent pas d'en douter. Vous êtes d'accord pour les traits, vous reconnaissez la mère, le père seul vous embarrasse, cela vient de ce que vous joignez le simple avec le figuré, le physique avec l'allégorique; personne n'ignore que l'imagination seule enfante, mais cela n'empêche point que le jugement ne perfectionne ses productions, alors il ne devient le père, de ce que la chose ne se fait pas de même dans l'ordre matériel, quelle conséquence contre les ouvrages d'esprit? Voilà, mrs, le voile levé, avouez qu'il n'était pas fort épais, & que vous auriez pu vous même le rompre, si vous l'aviez voulu. Je suis, messieurs, &c.