1722-02-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Rousseau.

Monsieur le baron de Breteuil m'a apris Monsieur que vous vous intéressez encor un peu à moi et que le poème de Henri quatre ne vous est pas indiférent.
J'ai reçu ces marques de votre souvenir avec la joie d'un disciple tendrement attaché à son maitre. Mon estime pour vous et le besoin que j'ai des conseils d'un homme seul capable d'en donner de bons en poésie, m'ont déterminé à vous envoier un plan que je viens de faire à la hâte de mon ouvrage. Vous y trouverez je croi les règles du poëme épique observées. Le poëme commence au siège de Paris, et finit à sa prise. Les prédictions faittes à Henri quatre dans le premier chant s'acomplissent dans tous les autres. L'histoire n'y est point altérée dans les faits principaux; les fictions y sont touttes allégoriques. Nos passions, nos vertus et nos vices y sont personifiées, le héros n'a des faiblesses que pour faire valoir davantage ses vertus. Si tout cela est soutenu de cette force et de cette bauté continuë dont l'usage étoit perdu en France sans vous, je me flatte que vous ne me désavouerez point pour votre disciple. Je ne vous ai fait qu'un plan fort abrégé de mon poëme, mais vous devez m'entendre à demi mot, votre imagination supléra aux choses que j'ai omises. Les lettres que vous écrivez à monsieur le baron de Breteuil me font espérer que vous neme refuserez pas les conseils que j'ose dire que vous me devez. Je me suis point caché de l'envie que j'ai d'aller moi même consulter mon oracle. On alloit autrefois de plus loin au temple d'Apollon et sûrement on n'en revenoit point si content que je le serois de votre commerce. Je vous donne ma parole de poëte que si vous allez jamais aux Pays bas j'y viendrai passer quelque temps avec vous. Si même l’état de ma fortune présente me permettoit de faire un aussi long voiage que celui de Vienne, je vous assure que je partirois de bon cœur pour voir deux hommes aussi extraordinaires chacun dans son genre que monsieur le prince Eugene et vous. Je me ferois un véritable plaisir de quitter Paris pour vous réciter mon poème devant luy aux heures de son loisir. Tout ce que j'entends dire de ce prince à tous ceux qui ont eu l'honneur de lui voir me le fait comparer aux grands hommes de l'antiquité. Je luy ai rendu dans mon sixième chant un hommage que je croi d'oit d'autant moins lui déplaire qu'il est moins suspect de flaterie et que c'est à la seule vertu que je le rends. Vous verrez par l'argument de chaque livre de mon ouvrage que le sixième est une imitation du sixième de Virgile. St Louis y fait voir à Henri quatre les héros françois qui doivent naitre après luy. Je n'ai point oublié parmi eux monsieur le maréchal de Villars. Voici ce qu'en dit Louis neuf.

Regardez . . . l'audacieux Villars
Disputant le tonnerre à l'aigle des Cesars,
Arbitre de la paix que la victoire amène,
Et pour dire encor plus digne ennemi d'Eugene.

C’étoit là effectivement la loüange la plus grande qu'on pouvoit donner à monsieur le maréchal de Villars, et il a été lui même flaté de la comparaison. Vous voiez que je n'ai point suivi les leçons de la Motte qui dans une assez mauvaise ode pour feu monsieur le duc de Vendome, crut ne pouvoir le loüer qu'aux dépends de monsieur le prince Eugene, et de la vérité. Comme je vous écris tout ceci madame la duchesse de Sully m'aprend que vous avez mandé à monsieur le Commandeur de Cominges que vous irez cet été aux Pays bas. Si le voisinage de la France pouvoit vous rendre un peu de goust pour elle et que vous pussiez ne vous souvenir que de l'estime que l'on a pour vous dans ce pays cy, vous guéririez nos François de la contagion du faux bel esprit qui fait plus de progrès que jamais. Du moins si on ne peut espérer de vous revoir à Paris vous êtes bien sûr que j'irai chercher à Bruxelles le véritable antidote contre le poison des la Motte et des Fontenelle. Je vous suplie monsieur de compter toute votre vie sur moy comme sur le plus zélé de vos admirateurs. Je suis avec baucoup de dévoument votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire