Messieurs,
Un homme de bien nommé Rousseau, a fait imprimer dans votre journal une longue lettre sur mon compte, où par bonheur pour moi il n'y a que des calomnies, & par malheur pour lui il n'y a point du tout d'esprit.
Ce qui fait que cet ouvrage est si mauvais, c'est messieurs, qu'il est entièrement de lui, Marot, ni Rabelais, ni d'Ouville ne lui ont rien fourni; c'est la seconde fois de sa vie qu'il a eu de l'imagination. Il ne réussit pas quand il invente. Son procès avec mr Saurin aurait dû le rendre plus attentif. Mais on a déjà dit de lui, que quoiqu'il travaille beaucoup ses ouvrages, cependant ce n'est pas encore un auteur assez châtié.
Il a été retranché de la société depuis longtemps, & il travaille tous les jours à se retrancher du nombre des poètes par ses nouveaux vers. A l'égard des faits qu'il avance contre moi, on sait bien que son témoignage n'est plus recevable nulle part; à l'égard de ses vers, je souhaite aux honnêtes gens qu'il attaque, qu'il continue à écrire de ce style. Il vous a fait, messieurs, un fort insipide roman de la manière dont il dit m'avoir connu. Pour moi je vais vous en faire une petite histoire très vraie.
Il commence par dire que des dames de sa connaissance le menèrent un jour au collège des jésuites où j'étais pensionnaire, & qu'il fut curieux de m'y voir, parce que j'y avais remporté quelques prix. Mais il aurait dû ajouter qu'il me fit cette visite, parce que son père avait chaussé le mien pendant vingt ans, & que mon père avait pris soin de le placer chez un procureur, où il eût été à souhaiter pour lui qu'il eût demeuré, mais dont il fut chassé pour avoir désavoué sa naissance. Il pouvait ajouter encore que mon père, tous mes parents & ceux sous qui j'étudiais, me défendirent alors de le voir, & que telle était sa réputation, que quand un écolier faisait une faute d'un certain genre, on lui disait, Vous serez un vrai Rousseau.
Je ne sais pas pourquoi il dit que ma physionomie lui déplut, c'est apparemment parce que j'ai des cheveux bruns, & que je n'ai pas la bouche de travers.
Il parle ensuite d'une ode que je fis à l'âge de dix-huit ans, pour le prix de l'Académie française. Il est vrai que ce fut mr l'abbé du Jarry qui remporta le prix; je ne crois pas que mon ode fût trop bonne, mais le public ne souscrivit pas au jugement de l'Académie. Je me souviens qu'entre autres fautes assez singulières dont le petit poème couronné était plein, il y avait ce vers,
Feu mr De la Motte, très aimable homme & de beaucoup d'esprit, mais qui ne se piquait pas de science, avait par son crédit fait donner ce prix à l'abbé du Jarry, & quand on lui reprochait ce jugement & surtout le vers du pôle glacé& du pôle brûlant, il répondait que c'était une affaire de physique qui était du ressort de l'Académie des sciences & non de l'Académie française; que d'ailleurs il n'était pas bien sûr qu'il n'y eût point de pôles brûlants, & qu'enfin l'abbé Du Jarry était son ami. Je demande pardon de cette petite anecdote littéraire, où la jalousie de Rousseau m'a conduit, & je continue ma réponse.
Il est vrai que j'accompagnai vers l'an 1720 une dame de la cour de France qui allait en Hollande. Rousseau peut dire tant qu'il lui plaira, que j'allai à la suite de cette dame: un domestique emploie volontiers les termes de son état, chacun parle son langage. Nous passâmes par Bruxelles; Rousseau prétend que j'y entendis la messe très indévotement, & qu'il apprit avec horreur cette indécence de la bouche de mr le comte de Lanoy, car il a cité toujours de grands noms sur des choses importantes. Je pourrais en effect avoir été un peu indévot à la messe. Mr le comte de Lanoy dit cependant que Rousseau est un menteur qui se sert de son nom très mal à propos pour dire une impertinence. Je ne parlerai pas ainsi. Il se peut encore une fois que j'aie eu des distractions à la messe, j'en suis très fâché, messieurs. Mais de bonne foi est ce à Rousseau à me le reprocher? Trouvez vous qu'il soit bien convenable à l'auteur de tant d'épigrammes licencieuses, à l'auteur des couplets infâmes contre ses bienfaiteurs & ses amis, à l'auteur de la Moysade &c. de m'accuser d'avoir causé dans une église il y a seize ans? Le pauvre homme! Suivons, je vous en prie, la petite histoire.
Premièrement il dit qu'il me présenta chez mr le gouverneur des Païs-Bas. La vanité est un peu forte. Il est plus vraisemblable que j'y ai été avec la dame que j'avais l'honneur d'accompagner. Que voulez vous? Les hommes remplacent en vanité ce qui leur manque en éducation.
Enfin donc je le vis à Bruxelles. Il assure que je débutai par lui faire lire le poème de la Henriade & il me reproche beaucoup, je ne sais sur quel fondement, d'avoir pris dans ce poème le parti du meilleur des rois & du plus grand homme de l'Europe contre des prêtres qui le calomnièrent & qui le persécutaient. J'en demeure d'accord; Rousseau sera pour ces derniers, & moi pour Henri IV.
Il a été fort surpris, dit il, que j'aie substitué l'amiral de Coligni à Rosni. Notre critique, messieurs, n'est pas savant dans l'histoire: ces petites balourdises arrivent souvent à ceux qui n'ont cultivé que le talent puéril d'arranger des mots. L'amiral de Coligni était le chef d'un parti puissant sous Charles IX. Il fut tué lorsque Rosni n'avait pas sept ans. Rosni fut depuis ministre & favori d'Henri IV. Comment donc se pourrait il faire que j'aie retranché de la Henriade ce Rosni pour y substituer l'amiral de Coligni? Le fait est que j'ai mis Du Plessis Mornay à la place de Rosni. Rousseau ne sait peut-être pas que ce Du Plessis Mornay était un homme de guerre, un savant, un philosophe rigide, tel en un mot qu'il le fallait pour le caractère que j'avais à peindre. Mais il faut passer à un simple rimeur d'être un peu ignorant. Venons à des choses plus essentielles.
Vous allez voir, messieurs, qu'on entend quelquefois bien mal le métier qu'on a fait toute sa vie; & vous serez surpris que Rousseau ne sache pas même calomnier. L'origine de sa haine contre moi vient, dit il, en partie de ce que je parlai de lui de la manière la plus indigne, ce sont ses termes, à monsieur le duc d'Aremberg. Je ne sais pas ce qu'il entend par une manière indigne. Si j'avais dit qu'il avait été banni de France par arrêt du parlement, & qu'il faisait de mauvais vers à Bruxelles, j'aurais, je crois, parlé d'une manière très digne. Mais je n'en parlai point du tout; & pour le confondre sur cette sottise comme sur le reste, voici la lettre que je reçois dans le moment de mr le duc d'Aremberg:
' A Anghien ce 8 septembre 1736
Je suis très-indigné, Monsieur, d'apprendre que mon nom est cité dans la Bibliothèque sur un article qui vous regarde. On me fait parler très-mal à propos & très-faussement &c. Je suis, Monsieur, Votre très-humble & très-obéissant serviteur, Le Duc d'Aremberg.'
Voyons s'il sera plus heureux dans ses autres accusations. Je lui récitai, dit il, une épître contre la religion chrétienne. Si c'est la Moysade, dont il veut parler, il sait bien que ce n'est pas moi qui l'ai faite. Il assure qu'à la police de Paris j'ai été appelé en jugement pour cette épître prétendue. Il n'y a qu'à consulter les registres; son nom s'y trouve plusieurs fois, mais le mien n'y a jamais été. Rousseau voudrait bien que j'eusse fait quelque ouvrage contre la religion, mais je ne peux me résoudre à l'imiter en rien.
Il a ouï dire qu'il fallait être hypocrite pour venir à bout de ses ennemis, & je conviens qu'il a cherché cette dernière ressource.
Ce n'est pas assez de faire le dévôt pour nuire, il y faut un peu plus d'adresse; je remercie dieu que Rousseau soit aussi maladroit qu'hypocrite. Sans ce contrepoids, il eût été trop dangereux.
Les prétendus sujets de la prétendue rupture de ce galant homme avec moi sont donc, que j'ai des distractions à la messe; que je lui ai récité des vers dans le goût de la Moysade; & que j'ai parlé de lui en termes peu respectueux à mr le duc d'Aremberg. Eh bien, messieurs, je vais vous dire les véritables sujets de sa haine, & je consens, ce qui est bien fort, d'être aussi déshonoré que lui, si j'avance un seul mot dont on puisse me démentir.
Il récita à cette dame que j'avais l'honneur d'accompagner & à moi, je ne sais quelle allègorie contre le parlement de Paris, sous le nom de Jugement de Pluton: pièce bien ennuyeuse, dans laquelle il vomit des invectives contre le procureur général & contre ses juges, & qui finit par ces vers autant qu'il m'en souvient:
Ces derniers vers sont copiés d'après l'épigramme de mr Boindin contre Rousseau, laquelle est connue de tout le monde; la différence qui se trouve entre l'épigramme & les vers de Rousseau, c'est que l'épigramme est bonne.
Il récita ensuite un ouvrage, dont le titre n'est pas la preuve d'un bon esprit ni d'un bon cœur. Ce titre est La Palinodie. Il faut savoir qu'autrefois il avait fait une petite épître à mr le duc de . . . alors comte . . . . Dans cet ouvrage il disait,
Cette pièce écrite toute de ce goût fut sifflée, comme vous le croyez bien, cependant mr le duc de . . . le protégea en le méprisant & daigna lui procurer un emploi. Savez vous ce qu'il fit dans le même temps? Il écrivit une lettre sanglante contre son bienfaiteur. Cette lettre parvint jusqu'à mr de . . . . Je ne dis rien que ce seigneur ne puisse attester, & j'ajoute qu'il poussa la grandeur d'âme jusqu'à oublier l'ingratitude de ce poète.
Rousseau hors de France, fit son ode de la Palinodie. Il avait raison assurément de désavouer des vers ennuyeux. Mais du moins il eût fallu que la Palinodie eût été meilleure. Malheureusement pour lui toute la Palinodie consistait à dire du mal de son bienfaiteur. Mr le maréchal de Villars, ami de ce seigneur offensé, averti d'ailleurs de l'insolence de Rousseau, en écrivit à mr le prince Eugene & lui manda en propres mots: J'espère que vous ferez justice d'un*** qui n'a pas été assez puni en France. Cette lettre jointe aux ingratitudes dont Rousseau payait les bienfaits de mr le prince Eugene, lui attira une disgrâce totale auprès de ce prince. Voilà, messieurs, l'origine de tout ce que Rousseau a fait depuis contre moi. Il a cru que c'était moi qui avais fait frapper le coup, que c'était moi qui avait averti messieurs les maréchaux de Villars & de . . . . Cependant il est très vrai que je ne leur en ai jamais parlé. Il est aisé de le savoir des personnes que le sang & l'amitié attachaient à mr le maréchal de Villars. La lettre avait été écrite à mr le prince Eugene, avant même que Rousseau m'eût lu cette mauvaise ode de la Palinodie, & quand il me la lut, je me contentai de lui dire, que je voyais bien que son but n'était pas d'avoir des amis.
J'avoue que je lui dis encore avec une franchise que j'ai eue toute ma vie, que ses nouveaux ouvrages ne me plaisaient pas, & qu'il passerait seulement pour avoir perdu son talent & conservé son venin. Le public a justifié ma prédiction, & Rousseau me hait d'autant plus, que je lui ai dit une vérité qui se confirme tous les jours.
C'était assez qu'il m'eût flatté quelques jours, pour qu'il fît des vers contre moi, il en fit donc & même de très plats. Il est vrai qu'enfin dans une Epître contre la calomnie composée il y a trois ans, je n'ai pu m'empêcher après avoir montré toute l'énormité de ce crime, de parler de celui qui en est si coupable. Vous avez vu ce que j'en ai dit,
Je n'ai été certainement dans ces vers que l'interprète du public. Je n'ai fait que suivre l'exemple de mr de la Motte, le plus modeste de tous les hommes, qui avait dit de Rousseau:
Qui croirait, messieurs, que Rousseau ose se plaindre aujourd'hui, que ce soit lui qui soit le calomnié? Permettez moi de vous faire souvenir ici d'un trait de l'ancienne comédie italienne. Arlequin ayant volé une maison, & ne trouvant pas ensuite tout le compte des effets qu'il avait pris, criait au voleur de toute sa force. Rousseau suppose premièrement que mon Epître sur la calomnie est adressée à la respectable fille de mr le baron de Breteuil, un de ses premiers maîtres. Mais qui lui a dit qu'elle ne l'est pas à une des filles de mr le duc de Noailles, ou de mr Rouillé, ou de mr le maréchal de Tallard? Car a-t-il eu un maître qu'il n'ait payé d'ingratitude, & qu'il n'ait forcé à le chasser? Je veux que cette épître soit adressée à la fille de mr le baron de Breteuil, mariée à un homme de la plus grande naissance de l'Europe, & illustre par l'honneur que reçoivent les beaux arts de son génie & de son savoir qu'elle veut en vain cacher. Cela ne servira qu'à faire voir combien Rousseau est hardi dans le crime, & imprudent dans le mensonge. Il crie qu'on le calomnie, qu'il n'a jamais fait des vers contre feu mr de Breteuil. Voulez vous savoir, messieurs, de qui je tiens la vérité qu'il combat si impudemment? De la propre personne à qui il a eu la folie de l'avouer, & de cette respectable dame la fille même de mr de Breteuil qui le sait comme moi, & sous les yeux de laquelle j'ai l'honneur d'écrire une vérité d'ailleurs si connue. Il a beau dire qu'il a encore des lettres de mr le baron de Breteuil: il a beau avoir adressé à ce seigneur une très mauvaise épître en vers, qu'est ce que cela prouve? Que mr le baron de Breteuil était indulgent & que son domestique pousse l'impudence au comble. Est ce donc la seule fois qu'il a écrit pour & contre ses bienfaiteurs? N'a-t-il pas appelé mr de Francine un homme Divin, après avoir fait contre lui l'indigne satire de la Francinade? Il avait fait cette satire, parce que tous ses opéras sifflés avaient été mis au rebut par mr de Francine; & il l'appela depuis homme divin, parce que dans une quête que madame de Bouzoles eut la bonté de faire pour Rousseau lors-qu'il était en Suisse, mr de Francine eut la générosité de donner vingt louis. Je devrais donc avoir quelque petite part à cette épithète de Divin, un cinquième de compte fait, car j'avais donné quatre louis pour mon aumône à Rousseau.
En vérité il a grand tort de me vouloir du mal, car outre la liaison qui était entre mon père & le sien, j'ai actuellement un valet de chambre qui est son proche parent & qui est très honnête homme. Ce pauvre garçon me demande tous les jours pardon des mauvais vers que fait son parent.
Est ce ma faute, après tout, si Rousseau a eu autrefois des coups de bâton du sieur Pecourt, dans la rue Cassette, pour avoir fait & avoué ces couplets, qui sont mentionnés dans son procès criminel?
Est ce ma faute, s'il se plaignit d'avoir reçu cent coups de canne de mr de la Faye; s'il s'accommoda avec lui par l'entremise de mr de Contade pour cinquante louis qu'il n'eut point; s'il calomnia mr Saurin; s'il fut banni par arrêt à perpétuité; s'il est en horreur à tout le monde; si enfin (ce qui le fâche le plus) il a rimé longuement des fadaises ennuyeuses; s'il a fait les Ayeux chimériques, le Caffé, la Ceinture magique, &c.? Je ne suis pas responsable de tout cela.
Il s'est associé pour rendre sa cause meilleure avec l'abbé ****, auteur d'un ouvrage périodique, qui vous est bien connu, & cet abbé envoie de temps en temps en Hollande de petits libelles contre moi.
Il est bon que vous sachiez, messieurs, que cet abbé est un homme que j'ai en 1724 tiré de Bissêtre où il était renfermé pour le reste de ses jours. C'est un fait public. J'ai encore ses lettres par lesquelles il avoue qu'il me doit l'honneur & la vie. Il fut depuis mon traducteur. J'avais écrit en anglais un Essai sur l'épopée, il le mit en français. Sa traduction a été imprimée à Paris. Il est vrai qu'il y avait autant de contresens que de lignes. Il y disait que les Portugais avaient découvert l'Amérique. Il traduit les gâteaux mangés par les Troyens par ces mots, faim dévorante de Cacus. Le mot anglais cake, qui signifie gâteaux, fut pris par lui pour Cacus, & les Troyens pour des vaches. Je corrigeai ses fautes, & je fis imprimer sa traduction à la suite de la Henriade, en attendant que j'eusse le loisir de faire mon Essai sur l'épopée en français; car j'avais écrit dans le goût de la langue anglaise qui est très différent du nôtre. Enfin quand j'eus achevé mon ouvrage, je le mis à la suite de ma Henriade en France. L'abbé **** ne me pardonna point d'avoir usé de mon bien. Il s'avisa depuis ce temps là de vouloir décrier la Henriade & moi. Je ne lui répondrai pas & je ne décrierai certainement pas ses vers. Il en a fait un gros volume; mais personne n'en sait rien, j'en ignore moi même le titre. Pour sa personne elle est un peu plus connue.
Enfin, messieurs, voilà les honnêtes gens que j'ai pour ennemis: ainsi quand vous verrez quelques mauvais vers contre moi, dites hardiment qu'ils sont de Rousseau; quand vous verrez de mauvaises critiques en prose, ce sera de l'abbé ****.
J'ai l'honneur d'être,
Messieurs,
Votre très humble & très obéissant serviteur,
Voltaire
A Cirey en Champagne, ce 20 septembre 1736