1732-07-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.

Je ne comptais vous écrire, mon cher ami, qu'en vous envoyant Eryphile et Zaïre.
J'espère que vous les aurez incessamment. En attendant il faut que je me disculpe un peu sur l’édition de mes œuvres soi-disant complètes qui vient de paraître en Hollande. Je n'ai pu me dispenser de fournir quelques corrections et quelques changements au libraire qui avait déjà mes ouvrages, et qui les imprimait malgré moi sur les copies défectueuses qui étaient entre ses mains. Mais ne sachant pas précisément quelles pièces fugitives il avait de moi je n'ai pu les corriger toutes. Non seulement je ne réponds point de l’édition, mais j'empêcherai qu'elle n'entre en France. Nous en aurons bientôt une corrigée avec plus de soin et plus complète. Je doute que dans cette édition que je médite, je change beaucoup de choses dans l’épître à m. de la Faye. Il est vrai que j'y parle un peu durement de Rousseau; mais lui ai je fait tant d'injustice? N'ai je pas loué la plupart de ses épigrammes et de ses psaumes? J'ai seulement oublié les odes, mais c'est, je crois, une faute du libraire; j'ai rendu justice à ce qu'il y a de bon dans ses épîtres et j'ai dit mon sentiment librement sur tous ses ouvrages en général. Serez vous donc d'un autre avis que moi quand je vous dirai que dans tous ses ouvrages raisonnés il n'y a nulle raison, qu'il n'a jamais un dessein fixe et qu'il prouve toujours mal ce qu'il veut prouver? Dans ses allégories, surtout dans les nouvelles, a-t-il la moindre étincelle d'imagination, et ne ramène-t-il pas perpétuellement sur la scène, en vers souvent forcés, la description de l’âge d'or et de l’âge de fer, et les vices masqués en vertus, que m. Despréaux avait introduits auparavant en vers coulants et naturels? Pour la personne de Rousseau je ne lui dois aucuns égards; je n'ai seulement qu’à le remercier d'avoir fait contre moi une épigramme si mauvaise qu'elle est inconnue quoique imprimée.

Le petit abbé Linant va faire une tragédie; je l'y ai encouragé. C'est envoyer un homme à la tranchée, mais c'est un cadet qui a besoin de faire fortune et de tout risquer pour cela. M. de Nesle m'avait promis de le prendre, mais il ne lui donne encore qu’à dîner. La première année sera peut-être rude à passer pour ce pauvre Linant. Heureusement il me paraît sage et d'une vertu douce. Avec cela il est impossible qu'il ne perce pas à la longue. Adieu. Quand reviendrai je à Rouen et quand reviendrez vous à Paris?

V.