1732-05-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.

Je viens de mander à notre cher Cideville combien je suis fâché de n'avoir pu faire succéder l'abbé Linant à Tiriot.
La dame du logis prétend que puisqu'elle m'a pour rien, elle doit avoir tout gratis et regarde Tiriot comme quelqu'un dont elle hérite douze cents livres de rente viagère. Elle pense que tout jeune homme à qui elle ferait une pension la quitterait sur le champ pour melle Sallé. Je suis véritablement affligé de me voir inutile à l'abbé Linant, car vous l'aimez, et il fait bien des vers. J'ai vu un autre abbé qui ne le vaut pas assurément et qui m'a montré de petits vers pour madame de Formont. Vous logerez celui là s'il vous plaît. Pour moi je ne m'en charge pas. Je ne vous renverrai pas Eryphile si tôt. J'ai tout corrigé, mais je veux l'oublier, pour la revoir ensuite avec des yeux frais. Il ne faut pas se souvenir de son ouvrage quand on veut le bien juger. J'ai cru même que le meilleur moyen d'oublier la tragédie d'Eryphile était d'en faire une autre. Tout le monde me reproche ici que je ne mets point d'amour dans mes pièces. Ils en auront cette fois-ci, je vous jure, et ce ne sera pas de la galanterie. Je veux qu'il n'y ait rien de si turc, de si chrétien, de si amoureux, de si tendre, de si furieux que ce que je versifie à présent pour leur plaire. J'ai déjà l'honneur d'en avoir fait un acte. Ou je suis fort trompé, ou ce sera la pièce la plus singulière que nous ayons au théâtre. Les noms de Montmorency, de st Louis, de Saladin, de Jésus et de Mahomet s'y trouveront. On y parlera de la Seine et du Jourdain, de Paris et de Jérusalem. On aimera, on baptisera, on tuera, et je vous enverrai l'esquisse dès qu'elle sera brochée.

On m'a parlé hier d'une petite pièce bacchique du jeune Bernard, poète et homme aimable. Dès que je l'aurai je vous l'enverrai. Il paraît ici des couplets contre tout le monde; mais ils sont assez comme presque tous les hommes d'aujourd'hui malins et médiocres. La fureur de jouer la comédie partout continue toujours, et la fureur de la jouer très mal dure toujours aux comédiens français. Nous attendons l'opéra des cinq ou six sens. La musique est de Destouches, les paroles de Roi, qui se cache de peur que son nom ne lui nuise. Nous aurons aussi les Serments indiscrets de Marivaux, où j'espère que je n'entendrai rien. Pour des nouvelles du parlement ea cura quietum non me sollicitat. Je ne connais et ne veux de ma vie connaître que les belles lettres et aimer que des personnes comme vous, si par bonheur il s'en rencontre.

Adieu, mon cher monsieur, je vous suis attaché pour toute ma vie.

V.