1739-03-15, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ami Mr de V. vient de receuoir vne lettre de v͞s que l'on voit bien qui est escrite par vn ange.
Ie suis bien sûre qu'il suiura de point en point tout ce qu'elle contient. Du moins c'est ce qu'il deuroit faire s'il entendoit ses véritables intérests. Ie suis enchantée que cette requeste soit signée, et présentée. Cette démarche me racomode presqu'auec Tiriot. Il m'escrit aujourd'huy vne lettre d'un autre ton que sa prétenduë lettre ostensible que ie n'auois point demandée, et que ie suis très fâchée qui ait été montrée. V͞s sentés bien mon cher ami qu'il n'est nullement de l'intérest de mr de V. que ie sois fourée dans tout cela. Si cela ne lui étoit pas nuisible ie ne reculerois pas, mais il le sent trop bien p͞r ne le pas craindre, aussi le craint il plus que moi. Ie suis toute rassurée de ce qu'elle ne sera point imprimée. Ie v͞s auouë que l'en eusse été au désespoir. Engagés Tiriot à retirer les copies qu'il en a données et qu'il finisse de parler de moi dans tout cela. Mais le plaisant c'est que mr du Chastellet escrit à la Popliniere, et que Tiriot mande à mr du Chastellet que mr de la Popliniere ne lui répondra pas, mais que ce n'est pas la faute à lui Tiriot, et qu'il le prie de ne le lui pas imputer. Cela est trop ridicule p͞r s'en fâcher.

Voilà mon cher ami la lettre que v͞s désirés p͞r Linant.

Oüi v͞s amolliriés le cœur le plus farouche,
L'indulgente vertu parle par votre bouche.

Je suis trop heureuse d'auoir cette petite ocasion de v͞s marquer combien tout ce qui vient de votre part m'est cher et sacré, et combien le plaisir de v͞s obéir l'emporte sur mon ressentement. Ie suis d'ailleurs très disposée à croire qu'un home qui a de l'esprit et du talent n'a point trempé dans de si indignes tracasseries. Du moins j'aime à me le persuader.

La Mare a enfin escrit sans parler de ses lettres passées, il mande seulement qu'il n'a pas tort. Mais come cela paroit vne Enigme à votre ami il le pressera sûrement, mais ie v͞s suplie de m'assurer de son secret, sans quoi ie serois perduë. Ie v͞s suplie aussi dans votre première lettre de me mander que v͞s me renuoyés l'original de l'enuieux, et qu'elle n'a pas été reçuë, afin que ie puisse le rendre.

L'abé Moussinot fait àprésent le malheur de ma vie. Il escrit les lettres les plus fortes à votre ami p͞r l'engager à aller à Paris. Ie n'ay que faire de v͞s dire à quel point cette idée m'afflige, l'exécution me mettroit au désespoir. Au nom de l'amitié mon ange tutélaire envoyés moi le contrepoison, mandés combien on feroit mal, et tâchés d'engager cet insensible abé à n'en plus parler. Quand il vera que v͞s désaprouués le voyage il n'en parlera plus, car il a p͞r v͞s la vénération qu'il doit.

Mais votre ami a la fureur d'un procès criminel, tout ce que ie puis lui dire ne peut rien contre l'emportement de ses résolutions. Ie ne puis rien sans v͞s, mais auec v͞s ie suis bien forte. Ie ne crois point du tout qu'il soit àpropos de l'entreprendre quoique votre ami jure qu'il n'a rien à craindre de ce que v͞s saués, et qu'on n'a point de preuues contre lui. Cependant cette lettre subsiste, et peutêtre d'autres preuves que ni lui, ni moi, ni v͞s ne conaissons. En vérité il est bien dur de passer sa vie à batailler dans le sein de la retraite et du bonheur. Mon dieu s'il n͞s croyoit tous deux qu'il seroit heureux!

A propos il peut prouuer qu'il n'est point l'auteur du préseruatif. Adieu mon ange gardien, ie v͞s aime à proportion de ce que ie v͞s dois, ie ne puis rien dire de plus.

Mr de V. enuoye aujourd'huy vne procuration à l'abé p͞r ce procès criminel. Engagés l'abé à aller bride en main, et à le seruir en véritable ami, c'est à dire à lui épargner des démarches dont il se repentiroit peutêtre.

Mon dieu la bone Berniere! ie l'aime de tout mon cœur. Que Tiriot voie sa lettre.

Votre ami se charge de v͞s enuoier la lettre sur Linant, ie la lui ai donée. N'en dites mot à Linant auant d'auoir la lettre.