à Cirey ce 3e januier 1739
Mon cher ami, voilà bien autre chose.
Toutes mes précautions ont été vaines, ce malheureux libelle est paruenu jusqu'à votre ami. Il me l'a avoüé, mais il ne me l'a pas montré. I'ay vû même que tout ce qu'il craignoit étoit que ie le vis. Ie ne puis que lui savoir bon gré de sa délicatesse à cet égard, et ie m'y suis conformée en ne lui laissant point Entreuoir que i'en eus connoissance, et i'ay sacrifié à ses craintes Le plaisir que i'aurois eü à lui aprendre ce que i'étois prête à faire p͞r lui. Ainsi mon cher ami, il n'i aura que v͞s qui le saurés. Il n'a jamais eü tant de sang froid, et tant de sagesse. Il ne répondra à cet affreux libelle que p͞r détruire des faits calomnieux que ie sens bien qu'il ne peut laisser subsister sans se déshonorer. Il m'a promis de n'i mesler ni injures, ni reproches, de faire vne continuation du préseruatif plus sage et plus modérée que la première partie, et dans laquelle Les preuues des impostures auancées par l'abé des Fontaines, et surtout celle qui regarde Tiriot seront insérées. Ie ne puis m'y oposer, moi qui en sentois si bien la nécessité que ie voulois la faire p͞r lui, mais j'employerai tout ce que ie sais à faire que cette response soit plus modérée que la mienne. Elle deuient inutile à présent et il faut la jetter au feu. Cela demeurera Enseveli entre n͞s. Ie ne suis piquée que contre Tiriot, mais s'il ne me répond pas la lettre que ie désire, ie le poursuiurai toutte ma vie et ie le regarderay come le plus lâche, et le plus ingrat de tous les hommes, mais il n'est pas possible qu'un home qui n'est pas l'abé des Fontaines, ait ce front là.
M. de V. a pris le retour de Rousseau fort paisiblem͞t, et j'espère qu'il le laissera mourir en repos. J'attens que v͞s me tranquilisiés sur les brochures qu'il ignore, j'espère que v͞s n͞s procurerés toujours les bontés de mr de M. V͞s saués bien quelle est notre reconnoissance p͞r lui, et ie mets notre tranquilité entre les mains de notre ange gardien. I'espère qu'il engagera l'ambassadeur d'Hollande à apaiser les malheureux libraires, et à leur imposer silence, afin que du moins tout ne vienne pas à la fois.
Ce qu'il y a d'heureux c'est que cela lui donne vn nouueau courage p͞r sa tragédie et que ie me flatte qu'il va la faire à tire d'aisle. Il a senti que c'étoit la meilleure façon de confondre ses ennemis et de se concilier le public, ainsi i'espère v͞s en enuoyer les prémisses incessament. Il va vous Escrire sur tout cela et sur ses Epitres qu'il veut faire réïmprimer d'une façon irréprochable et ie crois qu'il a raison.
Adieu mon cher ami, si sa santé soutient cet assaut, et si v͞s m'aimés toujours ie seray moins à plaindre.
Ie v͞s prie que Lamare Escriue ce que ie v͞s ay mandé afin que votre ami ne s'aperçoiue pas de ma supercherie, ie serois perdüe. Il est inutile de rien dire à l'abé Mousinot. V͞s voyés partout ce qui m'a passé par la tête combien votre lettre du 1er januier m'étoit nécessaire.