1739-01-10, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ami, je ne suis guères plus heureuse que quand ie v͞s ay escrit.
Votre ami est au désespoir auec raison non du libelle de des Fontaines, mais des procédés de Tiriot, et du désagrément d'être le sujet de la conuersation du public, &cc. Il voudroit poursuiure l'abé des Fontaines criminellement, il ne manqueroit pas de preuues et il est vray que toutes les postes il reçoit des lettres qui le lui conseillent. Mais il n'a de véritables amis que mr votre frère et v͞s, c'est à v͞s vniquem͞t qu'il s'en raporte p͞r sauoir s'il fera cette démarche délicate, et dont ie crains la récrimination, sur tout à cause de ce malheureux décret des lettres philosophiques qui n'est pas purgé et de cette lettre que mr Heraut a perduë. Voyés, conseillés le. Son neveu doit v͞s aller trouuer, il ne fera rien sans votre auis. Ie crois que son mémoire fera un très grand effet, il n'i a pas vne injure, il est touchant et vray. Montrés le à mr votre frère, il v͞s en prie. N͞s auons icy toutes les pièces qui y sont citées. Tiriot doit mourir de honte. Mr du Chastellet lui a escrit vne lettre qui le fera rentrer en lui même. Il m'en a répondu vne ridicule et qui prouue Egalement son infidélité p͞r son ami, et la vérité du fait passé à la Riuiere Bourdet, qu'il n'oseroit dénier, mais qu'il voudrait affaiblir. Ma considération p͞r votre ami m'empêche de le traiter come ie le deurois, mais ie v͞s auouë que ie souffre bien à me contraindre, car ie déteste la perfidie. Mr du Chastellet en a vsé comme vn ange, il a lu le mémoire, l'a aprouué, a escrit à Tiriot. C'est vn bonheur vnique que de viure auec vn home si respectable. V͞s le verrés peutêtre bientost, il ira à Paris conclure l'afaire de la maison si elle se fait.

Si v͞s trouués quelque chose à redire dans le mémoire on le retranchera, il en sera tems, si v͞s répondés tout de suite. Heluetius par qui n͞s v͞s l'auons enuoyé est vne jolie âme, c'est vn enfant plein d'honneur et d'amitié p͞r votre ami, on peut s'y confier surtout sur vne chose qui va être publique. P͞r moi il me semble que l'on eût pu auoir la permission tant ie le trouue sage. Il vouloit aller à Paris, i'ay paré le coup ou plutost ie l'ay suspendu. Mandés lui combien il feroit mal de quitter Cirey et de se montrer dans ces circonstances. Est il vray que l'archeuêque de Paris a exigé du comte du Luc qu'il se défit de Rousseau, et qu'il va quitter Paris? L'abé d'Oliuet a escrit vne drôle de lettres à votre ami, il est furieux contre le Desfont.

Je suis inquiète de n'auoir pas eu de vos nouuelles. Ie crains que v͞s ne m'ayés su mauuais gré de ce que ie v͞s ai enuoyé. Mais non, v͞s ne pouués jamais sauoir mauuais gré des choses que l'amitié fait faire. Adieu mon cher ami, si v͞s sauiés combien vos lettres n͞s consolent v͞s n͞s escririés dans le cruel état où n͞s somes, mais il n'i en a point, où ie ne v͞s aime bien tendrement. Ie v͞s suplie de faire escrire par Lamare la lettre que ie v͞s ay demandée afin que ie puisse rendre l'original de l'enuieux sans être suspecte. Ie crains que ce petit drôle là n'en ait gardé copie et ne la fasse imprimer quelque jour. Pressés le bien là dessus ie vous suplie, et l'ambassadeur de Hollande; vale et ama.