Mon cher ami, je v͞s importuneray souuent, car ie n'ay jamais Eté dans vne situation plus violente.
Il faut que v͞s m'aidiés à en sortir. L'état affreux de la santé de votre ami m'a fait prendre le parti de tout risquer plutost que de lui laisser la connoissance du libelle affreux de Desfontaines, et de tout ce qui se passe contre lui. Je v͞s auoueray donc que voyant dans le paquet des lettres vn gros paquet de la Marre dont ie connois L'escriture, ie l'ay soustrait et ouuert. I'y ay trouué cet infâme libelle et vne lettre qui eût fait mourir de douleur votre ami. Il lui marquoit qu'il n'auoit jamais tant paru de brochures contre lui, et que l'épitre à Vranie, la lettre sur Lock, et toutes les Epigrames de Rousseau contre votre ami en composoient vne. I'ay jetté la lettre de la Mare au feu. Le paquet contenoit l'original de L'Enuieux. Enuoyés chercher la Mare, et faites lui escrire deuant v͞s vne lettre à mr de V. dans laquelle il lui rendra compte des raisons du refus de sa pièce, et il lui dira qu'il v͞s a remis l'original de l'enuieux. Dites lui que v͞s aués vos raisons p͞r Exiger cela et p͞r lui deffendre de jamais rien mander à mr de Voltaire de ce qui se passe sur son compte, et dans la suite ie lui rendrai l'original de l'enuieux quand j'aurai reçu de v͞s vne lettre ostensible, et ie diray que v͞s me l'aués renuoyé. Je crois qu'il faut abandoner cette pièce. Ie serois d'autant plus fâchée qu'il sût toutes ces infâmies qu'il est dans le plus beau train du monde p͞r la tragédie, et v͞s sentés bien combien cela le troubleroit et rejetteroit loin toutes ses idées. De plus ie ne veux pas qu'il réponde et s'il le sauoit il seroit impossible de l'empêcher, mais la plus grande raison c'est sa santé. Faut'il que des scélérats viennent troubler le plus grand bonheur du monde? Ie v͞s prie de voir tout ce qui l'accable en même tems, le retour de Rousseau, le libelle de des Fontaines, les libraires d'Hollande, l'impression d'Uranie qu'on lui attribuë quoiqu'assurément elle soit de l'abé de Chaulieu, et cette brochure de pièces fugitiues auec la lettre sur la haine dont on n͞s menace encore. Il ignore tout cela. S'il vient jamais à le sauoir il y succombera, il n'en faut pas doutter. Tiriot lui mande aujourd'huy que le père Porée l'a honni publiquem͞t (c'est son terme) dans son discours latin. Ie ne crois pas que cela soit vray. Le père Porée lui escrit journellem͞t, et il n'i a pas encore actuellem͞t huit jours qu'il en reçut la lettre la plus tendre et la plus obligeante. Il l'a Eleué, il L'a toujours aimé, ainsi ie ne le puis croire. Mandés moi ce qui en est, et si n͞s n'auons rien à craindre de l'impression de cette Vranie, et de cette autre dont on parle, de pièces fugitiues et d'une lettre sur la haine qu'il n'a sûrement pas fait.
Il seroit affreux d'auoir encore à craindre, mais ie ne craindrai rien tant que ie n'entendrai pas parler de v͞s. Ie suis persuadée que v͞s me plaignés autant que ie suis à plaindre. Ie suis dans vne situation affreuse, et ie cache tant que ie puis ma douleur p͞r ne point donner de soupçon au malade. Escriués moi au nom de l'amitié, consolés moi, rassurés moi. Ie v͞s suplie de me mander si v͞s aués fait parler à l'ambassadeur d'Hollande. Joignés encore vne bonté à tant d'autres, c'est de dire à l'abé Moussinot de ne rien mander à mr de Voltaire des libelles qui paroissent contre lui. Come c'est son homme d'affaire ces lettres sont sacrées, et jamais ie n'i toucherai, ainsi lui seul pourait tout gâter, et me rendre suspecte. Car il se doutteroit bien que ie l'ay trompé, ce qui m'ôteroit tout mon crédit, sur son esprit et sûrement lui feroit vne impression très fâcheuse p͞r moi, et ie perdrais son amitié p͞r l'auoir voulu seruir. D'ailleurs ie ne puis penser à tant d'horreurs et à sa sensibilité sans craindre p͞r sa vie s'il les aprenoit, ou du moins quelque démarche violente. Adieu mon cher ami. J'attens vne lettre de v͞s comme le seul antidote au chagrin qui me déuore.
à Cirey ce 29e Xbre 1738