1737-01-16, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Nicolas Claude Thieriot.

Votre lettre du 8 ne m'est arriuée que le quinze Monsieur.
Il arriue souuent aux lettres d'être retardées à la poste. Quoiqu'il en soit, ie me hâte d'y répondre, ie ne comprens en vérité rien aux plaintes de mr l'abé Sallier. Il y a enuiron vn mois que l'on lui a remis les trois liures du roy auec vne lettre de moy. Il est vray qu'il ne m'a pas fait réponse, mais il a dit à celui qui les lui a remis qu'il me la feroit, ce qui étoit assés vraisemblable. Ma lettre n'étoit qu'une lettre de politesse, il a eü celle de me faire offrir les liures que ie voudrois. Ie trouve donc qu'il a fort mauvaise grâce à se plaindre car il n'en a nul sujet ni présent, ni passé. Mr de Voltaire a senti combien il étoit honnette à lui de lui prêter les liures du roy et il y a répondu par toute sorte d'exactitude et de remerciemens, et j'y ay joint les miens. S'il n'a pas eü les liures plutôt, ce n'est pas que n͞s ne fussions en état de les renuoyer, mais il auoit paru souhaiter que la même personne à qui il les auoit donnés (qui étoit vn auocat qui est venu aranger mes papiers) les lui reportât. Cette auocat lui en auoit même fait sa reconoissance, et on a cru cette voie plus conuenable que les voitures publiques. Il y a plus de trois semaines qu'il m'a mandé les auoir remis à mr l'abé Sallier lui même. Ie v͞s prie donc Monsieur de lui faire dire combien ie suis surprise et offensée de ses plaintes auquelles mr de V. ne deuoit pas s'attendre, et dont il se prendra à moi si elles paruiennent jusqu'à lui, puisque ie m'étois chargée de les renuoyer. Ie v͞s prie de me mander si v͞s en auez parlé à votre ami.

J'ay renuoyé à mr l'abé Moussinot les trois liures de mr Bernard, et l'ay prié par vne lettre de les lui remettre lui même, et de retirer le billet que lui en auoit fait mr de V. J'ay cru cela plus honnête que de les Enuoyer par Le carosse en droiture à mr Bernard. L'abé Moussinot à la vérité ne m'en a pas accusé la réception, mais il y a de cela plus de quinze jours et ie lui escris par cette poste p͞r en sauoir des nouuelles.

Reste le Shubb, mais p͞r lui il y a plus de deux mois que v͞s deués l'auoir, votre ami v͞s l'a renuoyé plus d'un mois auant son départ. V͞s le demandiés auec tant d'instance et d'empressement que n'ayant point d'autre voie dans ce moment là il se seruit de celle du carosse come plus propre à satisfaire votre impatience. Ce carosse demeure ruë Bracq près la Mercy et s'apelle le carosse de Bar sur Aube. Faite le chercher, il est aparement resté dans le magazin parceque v͞s ne l'auez pas enuoyé chercher, mandés moi si v͞s l'aurés trouué.

V͞s m'auouerés que ma lettre est celle d'un bibliotéquaire, mais c'est celle d'un bibliotéquaire Exact.

Ie ne suis point Etonnée que v͞s ayez été inquiet des nouuelles de la gazette. Moi qui ay vne lettre du 3, par laquelle on ne se portoit pas à la vérité trop. bien, mais qui n'anonçoit rien de fâcheux, ie n'ay pu me défendre d'en être allarmée. On ne reçoit de lettres qu'une fois la semaine et elles ont plus de quinze jours quand elles arriuent. Ie v͞s auouë que cela est cruël. Ie v͞s suis bien obligée de la façon dont v͞s aués bien voulu parler de moi à votre prince. Ie suis persuadée que v͞s en serés content, v͞s deués être bien sûr que v͞s pouuiés comter sur mr de V. dans toutes les ocasions de votre vie.

Vous aués bien tort si v͞s croyés que mon auis soit que l'on ne corrige point l'enfant prodigue. Ie suis persuadée que votre ami le corrigera, et ie l'y ay exhorté ainsi qu'à y mettre son nom. Ie ne l'ay point chicané sur ceux de ses personnages, et ce n'est pas sur cela que tombent mes critiques.

Ie compte sur v͞s p͞r me faire auoir les parolles de Castor et de Pollux quand cela poura s'obtenir. N'ayant plus à l'opéra la voix de mlle le Maire p͞r chanter le récitatif de Lully ie n'y regrette que la musique de Rameau qui me plairoit infiniment s'il vouloit s'attacher à dialoguer ses scènes, car puis qu'il y en a personne ne peut disconuenir qu'il seroit à souhaiter qu'il fût bien déclamé. C'est de plus le goust de la nation et ie ne le trouue point déraisonable. On peut accorder la pompe et la force de la musique, le fracas de l'orquestre, la plénitude des accompagnemens auec le pathetique de la déclamation. Que nos scènes soient touchantes, nos accompagnemens sauans, nos fêtes pompeuses et galantes, i'en seray rauie, mais pourquoy n͞s ôter vn plaisir? Ie consens qu'on n͞s en donne de nouueaux, mais jamais qu'on en retranche, et ceux de l'esprit et du coëur peuuent très bien acompagner l'enchantement des yeux et le rhibombo des oreilles. J'ay bien regret à Samson, mais n'i a t'il plus d'espérance? Rameau a trauaillé jusqu'à présent sur de si mauuaises parolles, qu'il n'est pas étonant qu'il ait Echouë aux scènes. Ie lui fais mon compliment de Castor et Pollux, i'ay lu ses lettres au p. Castel, i'en suis très contente, mais i'y voudrais moins d'amour propre. Ie suis accoutumée à voir le plus grand mérite et la plus grande modestie jointes ensemble, et ie trouue que cela est très bien assorti.

Qu'est deuenu le poème didactique dont v͞s auiés parlé à mr de V. et que v͞s compariés à l'art poétique? Le préjugé à la mode me plait médiocrement et ie seray bien aise que la nouuelle pièce de la Chaussée soit meilleure.

Adieu monsieur, v͞s deués voir par la longueur de mes lettres combien votre comerce m'est agréable et vous verrés dans toutes les ocasions qui dépendront de moi combien ie désire votre amitié.

Si v͞s escriué à votre ami come ie n'en doutte pas, ie v͞s prie de lui faire voir tout en beau et de ne lui point mander les propos du public qui pouroient lui déplaire. Cela fait des effets violens sur sa santé, et cela peut même souuent influër sur sa conduitte.

Mandés moi ie v͞s prie si la chronologie de mr Newton et le voyage d'Adisson ont été traduits en français, car quelque bien que l'on sache l'anglais on est bien aize p͞r certains Endroits d'auoir le françois. Cela est plus amusant qu'un dictionaire, et ie suis très Eloignée de le sauoir bien.

Mandés moi aussi où on trouue la belle dispute de mr Freret sur cette cronologie.

Mettés dorénauant sur vos lettres à m͞e de Chambonin à Bar sur Aube et rien que cela. It is the same than to me.