1738-05-20, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Pierre Louis Moreau de Maupertuis.

Je reçois dans le moment monsieur et votre lettre et votre liure.
Parmi la foule des choses que i'ay à v͞s dire, et des remerciemens que ie v͞s dois il faut que ie comence par v͞s parler de votre voyage icy. Votre liure paroit et v͞s ne me parlés point de venir, i'en serois très affligée si ie n'étois pas bien sûre que vous voudrés point après m'auoir laissé conceuoir l'espérance de v͞s voir me L'ôter si cruellement. Ie v͞s attens enfin auec mr du Chastellet, et malgré la longueur de mes lettres, ie remets encore bien des choses à v͞s dire dans ce tems là.

Ie vais p͞r me consoler lire votre liure auec toute l'attention dont ie suis capable afin de me rendre digne si ie puis de le tenir de vous.

Mr de Voltaire est plus flatté de ce que v͞s me mandés et il se trouue plus glorieux que son essay sur le feu ait eü votre suffrage qu'il ne l'auroit été d'auoir le prix, quoiqu'il le désirât infiniment. Il eût du moins bien désiré qu'on lui eût fait l'honneur de l'imprimer, mais mr de Reaumur a dit à quelqu'un que mr de V. auoit chargé de sauoir des nouuelles du mémoire qui auoit p͞r deuise ignis ubique&ca, que ce mémoire quoique très bon ne seroit point imprimé et qu'il ni auroit point d'accessit. Ie trouue cela assés décourageant p͞r les personnes qui trauaillent. Ie ne sais si mr de Reaumur soupçonoit que le mémoire fut de mr de V. mais il en a parlé avec éloge et il a même paru que s'il en auoit été cru il auroit jugé en sa faueur. Ie crois que mr de Voltaire v͞s escrira sur cela, ie ne lui ay point dit que ie v͞s en escrirois, mais ce que ie puis v͞s affirmer c'est que rien ne lui a jamais fait plus de plaisir que L'endroit de votre lettre où v͞s me parlés de cet ouurage.

Ie v͞s ay tout dit sur la philosophie de Neuton dans ma dernière. A la portée de tout le monde n'est point son titre, et la fin du liure n'est point de lui. Du reste il vouloit y faire plusieurs corrections, et ie crois qu'il désireroit fort qu'on lui permit d'en faire vne Edition correcte en France. Ie ne sais s'il l'obtiendra car il n'est pas aisé àprésent de faire imprimer un bon liure en France.

Venons à l'attraction. V͞s me marqués que v͞s n'aués pas dit que l'attraction en raison simple directe de la distance n'a pas l'auantage de l'uniformité dans le tout et dans les parties, mais voicy vos propres parolles. Après auoir dit que dans l'attraction en raison directe des distances vne sphère attireroit les corps placés en dedans et en dehors selon la même proportion, auantage que n'a pas l'attraction en raison inuerse du quarré des distances, v͞s dites: ainsi l'auantage d'uniformité que sembleroient auoir sur cette loy d'autres loix come celle qui suiuroit la proportion simple directe de la distance, loi qui se conserve dans les sphères solides tant par raport aux corps placés au dehors qu'au dedans cet auantage, disje, n'est point vn auantage réel PAR RAPORT A L'ANALOGIE OU A L'ACCORD DE LA MEME LOY DANS LE TOUT, ET DANS SES PARTIES.

Or i'en apelle à v͞s, si vn lecteur fort neuf, et n'entendant point l'algèbre, peut s'empêcher de conclure de ce passage que quoique l'attraction en raison simple directe de la distance ait l'auantage que les sphères creuses ou solides attirent les corps placés au dedans et au dehors selon la méme proportion, [?cependant] cet auantage n'est point vn auantage réël et qui puisse être comparé à celui de l'analogie d'une même loy dans les parties et dans le tout qui se forme dans la loi du quarré. Or puisque ie me suis trompé à ce point là et que ie v͞s ai si mal entendu, ie ne puis auoir dit que des sotises dans ma dernière lettre. Ie v͞s ay auoué humblem͞t que ie n'entendois point les longues phrases d'algèbres. I'en attrape quelque mot par ci par là, mais cela ne sert qu'à me faire dire des choses fort ridicules, car quand on entend ces choses à moitié, il faudroit mieux ne les point entendre du tout. Ie v͞s demande donc en grâce de v͞s faire tout à tous come st Paul et de me traduire une petite partie de ces hiéroglifes de la géométrie p͞r m'en faire seulement comprendre le résultat, c'est à dire la raison de préférence p͞r la loy du quarré sur la loy simple directe, car ie vois bien que c'est les seules qui concourent. Ie ne la vois point cette raison et sans votre secours ie ne la verrai jamais. Ie trouve que de découurir la raison de préférence p͞r vn principe qui n'est point méchanique est vne belle idée et seroit une découuerte digne de v͞s, mais ie v͞s demande en grâce de me dire votre secret. Ie m'en vais lire demain le mémoire de 1734, mais ie veux lire votre liure auparauant.

Ie v͞s quitte p͞r lui, et i'attens de vos nouuelles auec vne extrême impatience. I'en ay besoin p͞r charmer celle que votre voyage icy me donne. Sans doutte que v͞s viendrés voir la personne du monde qui v͞s admire et v͞s aime le plus.

Voilà Cleraut pensionaire, ie v͞s en remercie par l'amitié que i'ay p͞r lui, et ie v͞s en fais mon compliment p͞r celle que i'ay p͞r v͞s.

M'aués v͞s reconnuë dans l'estampe de la Luce?