1740-06-30, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Johann Bernoulli.

Ie suis trop heureuse Monsieur que les indiscrétions de Koenig m'ayent laissé auprès de v͞s le mérite de la confiance.
V͞s Estes le seul, mais c'est beaucoup p͞r moi. Le détail de ses procédés auec moi sont vn tissu de bassesses qu'il auroit Eté aisé d'oublier auec lui, mais il y a joint vne perfidie affreuse. I'auois composé dans mon loisir de Cirey des Elémens de phisique que ie destinois pour mon fils et qu'une femme de mes amies qui Etoit à Cirey me persuada de faire imprimer prétendant, ce qui est assés vrai, qu'il n'y en auoit point en françois, et qu'étant assurée de l'incognito puisque ie ne me confiois qu'à Elle, ie joüirois du plaisir de me voir juger, sans courir aucun risque si le jugem͞t n'étoit pas fauorable. Cela me parut plaisant, et ie me rendis à ses raisons. Elle fit vn voyage Exprès à Paris p͞r le porter et il fut aprouué par mr Pitot En 1738, c'est à dire Environ vn an auant que v͞s me fissiés l'honneur de venir à Cirey auec mr de Maupertuis et par conséquent vn an auant que ie conusse Koenig. Ce liure s'imprima très lentem͞t parceque mon libraire qui ne me connoissoit point, non plus que mr Pitot, mon aprobateur, me quittoit p͞r tous les romans qui se présentoient. Enfin en viuant auec mr de Koenig ie parlois souuent de métaphisique auec lui, d͞s le voyage surtout en venant icy elle faisoit le sujet de nos Entretiens. Il me parla de celle de Leibnits et me fit naitre l'enuie de la connoitre. I'auois aporté auec moi la métaphisique de Volf traduite en françois que le p. royal de Prusse, àprésent roy, m'auoit fait traduire et m'auoit Enuoyée manuscritte. Ie la lus donc auec attention, et i'y trouuay de très belles idées, très neuues et que l'on ne connoissoit point du tout En France. I'auois comencé mon ouurage par quelques chapitres de métaphisique, i'eus Enuie d'y donner vne idée de celle de Leibnits qui ie v͞s l'auouë me plut infinim͞t. La seule chose qui m'arêtoit c'étoit de confier mon secret à mr de Koenig dont le secours me deuenoit très vtile p͞r mon dessein. Ie balançai longtems si ie me confierois à lui, enfin me croiant sûre de sa probité et de son attachem͞t, ie lui confiai mon secret. J'y trouuois l'auantage de lire mon ouurage à vn habile home et d'être sûre par conséquent qu'il n'i auroit point de fautes, ce dont ie doutois fort, n'ayant consulté personne, et celui d'être aidée de ses lumières dans le dessein que i'auois fait de mettre à la tête de l'ouurage quelques vnes des idées de mr de Leibnits sur la métaphisique. N͞s partimes dans ce tems là p͞r Paris. Le liure Etoit plus [qu’]à moitié imprimé, i'engageai le libraire à recomencer les feüilles où ie voulois mettre ma nouvelles métaphisique, et à faire quelques cartons, et ie me mis à trauailler. Il falloit p͞r bien faire lire plusieurs chapitres des ouurages de Volf, come ontologie, cosmologie &a, outre sa métaphisique que i'auois luë et que j'auois auec moi. Ie n'auois point le tems de chercher dans les gros in quarto les idées qu'il me falloit. Ie priai mr de Koenig de me faire des Extraits des chapitres qui m'étoient nécessaires, ce qu'il eut la bonté de faire, et sur quoi ie travaillay en partie. Ie partis p͞r venir icy ayant tout arangé et mon secret depuis deux ans n'auoit point transpiré. Ainsi ie me voyois à la veille de joüir du plaisir de l'incognito mais ie ne fus pas plutost partie que mr de Koenig le dit à tout le monde ajoutant que i'auois fait vn liure qui ne valoit rien, qu'il m'en auoit fait vn autre et que ie ne l'auois pas sufisament payé de sa peine. Jugés du bruit que cela fit, cela me reuint de toutes parts, et ie v͞s auouë que ie fus outrée. Ie balançai longtems si ie retirerois mon liure. Enfin ie pris le parti de le laisser paroitre parcequ'après le bruit que cela auoit fait il y auoit encore plus d'inconuénient à le retirer, et que de plus cela n'étoit guères possible, Etant presque fini d'imprimer. Cependant ie l'ay suspendu tant que i'ay pu, et Enfin il va paroitre, et tout le monde sait qu'il est de moi. V͞s sentés tous ce que cela Entraine, et coment on peut qualifier un tel procédé. Mr de Koenig a Escrit depuis peu vne lettre à mr de V. qui sufiroit p͞r le faire mettre aux petites maisons. Il lui fait Entr'autres Entendre qu'il Escrira contre mon liure, mais il m'a fait tout le mal qu'il me peut faire et ie ne lui répondrai que par le silence et le mépris. Voilà Monsieur le mot de l'énigme. Ie v͞s Enverai l'ouurage dès qu'il paroitra, non pas qu'il soit digne de v͞s, mais parce que i'espère que par amitié p͞r moi v͞s v͞s y intéresserés.

Il n'est plus douteux àprésent que c'est mr de Maup. qui a fait le liure qu'on v͞s auoit attribué. Il ne s'en défend pas. Ie ne sais si ce n'est pas là une plaisanterie vn peu trop poussée.

V͞s saués qu'il y a les plus tristes nouuelles de ces mrs du Perou. Ils ont pensé Etre assomés par les habitans du payis, leurs papiers ont Eté brûlés, leurs instrumens cassés, ils se sont Enfuis dans les bois. Mr de Maurepas est outré.

Ie suis vn peu offensée que v͞s croyés i'ay eü besoin de Koenig p͞r sauoir ce que c'est que la mineure d'un argument, mais ie ne suis pas dificile à viure auec mes amis. Aués v͞s vu le liure de Gamaches? Qu'en pensés v͞s? I'espère que v͞s voudrés bien continuer vn comerce où ie trouue autant d'utilité que d'agrément, et v͞s seriés bien injuste si v͞s douttiés monsieur de la vérité des sentimens que ie veux auoir p͞r v͞s toute ma vie.

Mr de Voltaire v͞s fait mille complimens.