1738-06-21, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Pierre Louis Moreau de Maupertuis.

Je v͞s ay marqué Monsieur combien j'étois fâchée de v͞s voir aller à St Malo quand je v͞s espérois à Cirey.
L'assurance que v͞s me donnés d'y venir étoit nécessaire p͞r adoucir le chagrin que i'auois de voir mes espérances sitost frustrées. I'espère qu'il n'en ira pas de même de celles cy. V͞s trouuerés à Cirey cette paix tant désirée, elle y habite depuis trois ans, v͞s y joüirés de la plus grande solitude, et quand v͞s le voudrés, de la société de deux personnes qui v͞s admirent et v͞s aiment come v͞s mérités de l'être.

I'ay relu votre liure et ie ne puis m'empêcher de v͞s dire encore que ie n'en ay jamais lu aucun qui m'ait fait plus de plaisir, et ie ne doutte nullement que malgré toutes les cabales il n'ait le plus grand succés. Le P. royal de Prusse, né auec beaucoup d'esprit et vn grand désir de s'instruire sera sûrement très sensible à votre attention. Il est digne d'être mis sur le bon chemin par v͞s, il est très bon métaphisicien mais assés mauuais phisicien, il a été Elevé dans l'adoration de Leibnits come tous les Allemans, et il a de plus vû Volf pendant quelque tems, lequel Volf est tout leibnitien. I'espère cependant que la philosophie de mr de Voltaire et votre liure le mettront dans la bonne voie. Il a fait venir depuis peu le receüil de l'académie. Ie lui ferai mon compliment de l'auantage qu'il a de pouuoir receuoir vos instructions. Il connoit votre nom mais quand on v͞s connoit on est obligé de conuenir que la renomée est infiniment au dessous de la vérité. V͞s trouuerés icy vn très beau cabinet de phisique, et v͞s y pourés faire toutes les expériences que vos lumières v͞s feront imaginer. Enfin si n͞s sauions le moyen de v͞s attirer icy v͞s deués être persuadé que n͞s ne négligerions rien pour y paruenir. M͞e de Richelieu me mande qu'elle est bien affligée de votre départ, surtout quand elle a apris que ce n'étoit pas p͞r Cirey.

Ie suis très fâchée des douleurs que v͞s soufrés, ie crois que du coclearia et du cresson v͞s seroient très bons, et surtout vn grand régime, car cela vient sûrement du sang. Vous trouuerés encore de tout cela icy, et ie v͞s demande par toute l'amitié que j'ay p͞r v͞s de ne prendre aucun parti p͞r aller dans le payi Etranger, que v͞s n'ayés passé icy auparauant.

Je crois que v͞s aués été bien Etonné que i'aye eü la hardiesse de composer vn mémoire p͞r l'académie. J'ay voulu essayer mes forces à l'abri de l'incognito, car je me flattois bien de n'être jamais connuë. Mr du Chastellet étoit le seul qui fût dans ma confidence, et il m'a si bien gardé le secret qu'il ne v͞s en a rien dit à Paris. Ie n'ay pu faire aucune Expérience parce que ie trauaillois à l'insu de mr de Voltaire et que ie n'aurois pu les lui cacher. Ie ne m'en auisai qu'un mois auant le tems auquel il falloit que les ouurages fussent remis, ie ne pouuois trauailler que la nuit, et i'étois toute neuue dans ces matières. L'ouurage de mr de Voltaire, qui étoit presque fini auant que j'eusse comencé le mien, me fit naitre des idées et l'enuie de courir la même carrière me prit, ie me mis à trauailler sans savoir si i'enuerrois mon mémoire, et ie ne le dis point à mr de V. parce que ie ne voulus pas rougir à ses yeux d'une entreprise que i'auois peur qui lui déplût. De plus ie combatois presque toutes ses idées dans mon ouurage, ie ne le lui auouai que quand ie vis par la gazette que ni lui ni moi n'auions part au prix. Il me parut qu'un refus que ie partageois auec lui deuenoit honorable. I'ay su depuis que son ouurage et le mien auoient été du nombre de ceux qui auoient concoru et sûrem͞t v͞s aués dû le lire et cela a ranimé mon courage.

Mr de V. au lieu de me sauoir mauuais gré de ma réserve n'a songé qu'à me servir et ayant été assés content de mon ouurage il voulut bien se charger d'en demander l'impression. Ie suis dans l'espérance de l'obtenir sur tout si v͞s voulés bien en escrire vn mot à mr du Feÿ et à mr de Reaumur. Mr de Voltaire a escrit à tous les deux, mr de Reaumur a répondu avec vne politesse extrême. Il m'a paru par sa lettre que l'académie désiroit auoir mon consentement p͞r l'impression et i'ay escrit vne lettre à mr de Reaumur par laquelle ie l'assure que ie mets ma gloire à publier l'homage que ie lui ai rendu. Ie ne suis point Etonnée que le mémoire de mr de V. v͞s ait plu, il est plein de vües, de recherches, d'expériences curieuses. Il n'i a rien de tout cela dans le mien, et il est tout simple que v͞s n'en ayés pas d'idée. Peutêtre cependant pouriés v͞s v͞s le rapeler si v͞s l'aués lu, en v͞s disant que c'est vn mémoire, numéro 6, dans lequel on établit que le feu ne pèze point, et qu'il se pouroit très bien que ce fût vn être particulier qui ne seroit ni esprit ni matière de même que l'espace, dont l'existence est démontrée, n'est ni matière ni esprit. Ie ne crois point du tout cette idée insoutenable quelque singulière qu'elle puisse paraitre d'abord. Ie v͞s auoüe que si v͞s en pouuiés auoir la patience ie désirerois passioném͞t que v͞s le lussiés, car si l'académie a la bonté de l'imprimer ie le voudrais rendre le moins indigne d'elle qu'il me seroit possible, et i'espère qu'elle me permetra d'y enuoyer quelques corrections. Si je savois vn moyen de v͞s le faire tenir ie n'i manquerois pas, mais il me semble que le plus court et le plus agréable seroit de le venir lire icy. I'espère que le mémoire de mr de V. sera imprimé aussi, je v͞s auoüe que j'attens à voir les Elus auec impatience.

Les deux derniers chapitres de la philosophie de Neuton ne sont pas de mr de V. Ainsi v͞s ne deués rien lui attribuer de ce qu'on y dit sur l'aneau de Saturne. Son dessein n'étoit pas d'en parler du tout. Il n'auroit pas fait la faute d'adopter le sentiment de Volf et de Fatio par préférence aux vôtres, v͞s ne deués pas l'en soupçoner encore moins de le faire. Il v͞s a mandé ce que mr de Reaumur auoit répondu sur son mémoire, ie v͞s dirai sur cela quelque chose qui v͞s diuertira mais que ie ne puis v͞s escrire.

Venons au dernier article de votre lettre. V͞s croyés m'auoir accablée d'éclaircissemens, et c'est moi qui vais v͞s acabler de questions. Ie trouue votre idée d'une raison métaphisique de préférence p͞r la loy d'attraction que suit la nature, si belle que ie ne v͞s laisseray ni paix ni repos que v͞s ne m'ayés leué toutes les dificultés qui me restent sur votre mémoire de 1732.

1º pourquoi l'attraction des premières parties de la matière ou des atomes est elle la même de tous côtés puisque la forme change l'attraction et que n͞s ne sauons point quelle forme ont les premiers corps de la matière.

2º ie ne sais si v͞s aués pris garde à la façon dont mr de Fontenelle a rendu votre pensée, car c'est lui en vn sens qui m'auoit jetté dans l'erreur. Il trouve, dit il en parlant de vous, que le corpuscule placé sur l'axe prolongé de la surface sphérique est attiré en raison directe du quarré du diamètre de la sphère, et en raison renuersée des quarrés des distances du corpuscule au centre de la sphère. Icy l'attraction primitiue, que l'on a suposée, se conserue sans altération, car il est bien visible que le quarré du diamètre de la sphère représente la grandeur de la surface sphérique qui suit effectiuem͞t cette raison et qui doit agir par sa grandeur en même tems qu'elle agira par les distances &cc. V͞s sentirés aisément après cela pourquoi je m'étois trompée. I'ose v͞s exhorter à mettre vn peu plus votre idée sur cela à la portée des lecteurs, ie ne crois pas qu'il y en ait deux qui puisse v͞s entendre, car la seule raison de préférence p͞r la loi du quarré qui est l'analogie auec la façon dont opère la nature, v͞s ne paroissés la donner que come vne surabondance de droit outre dites v͞s &cc.

3º ne pouroit on point ajouter à cette raison de préférence, cette autre cy? Quand dieu veut l'existence d'une chose il veut en même tems tout ce que l'existence de cette chose entraine nécessairement. Or si dieu ayant donné l'attraction à la matière a voulu que les corps pezassent icy bas par cette même force de l'attraction, il a voulu aussi que cette force attractive agit sans discontinuation à chaque instant indiuisible, puisque sans cela les corps ne seroient pas toujours pezans. Or si l'attraction agit sans discontinuation à chaque instant indivisible [ne] s'ensuit il pas par les démonstrations de Galilée qu'elle doit diminuer come le quarré de la distance ou, ce qui est la même chose, augmenter come le quarré des aprochemens? Donc dirais je si dieu a voulu que les corps pezassent par la force de l'attraction cette attraction ne pouuoit suivre vne autre loy que celle de la raison inverse du quarré de la distance, car permettés moi de v͞s représenter que lorsqu'on considéra la cause (quelle qu'elle soit) qui fait tomber les corps vers la terre come étant dirigée vers le centre, et come agissant également à chaque instant on ne peut s'empêcher de conclure en admettant les démonstrations de Galilée que l'action de cette force décroît come le quarré de la distance au centre. Si i'ay tort je v͞s demande bien pardon, et si i'ay raison ie v͞s demande encore pardon d'être si bauarde. Ie comte v͞s parler incessament du mémoire de 1734 que i'ay lu auec grande attention, et v͞s faire quelques questions sur les loix du mouuem͞t, mais il faut mettre vne borne à ces importunités. Il n'i a que ma reconnoissance et mon amitié p͞r v͞s monsieur qui n'en auront jamais. J'espère de la promtitude dans vos réponses. Mr du Chatellet est en Loraine, en v͞s rendant mille grâce de votre attention p͞r lui.