[c.10 February 1738]
Vous aués bien tort, Monsieur, de croire que ie ne m'aperçois pas de votre silence.
L'exactitude auec laquelle ie v͞s répons v͞s est vne preuue que i'y ay été très sensible. Ie v͞s ay cru malade, et si votre lettre auoit tardé ie v͞s aurois escrit des reproches. V͞s en mérités bien dauantage puis que v͞s ne m'aués pas cru capable de v͞s en faire. Ie v͞s dois vn triste compliment sur la mort de ce pauure mr Melon, ie le regrette come vn de vos amis, et come vn home de mérite, car ces deux titres ne vont point l'un sans l'autre. Mr du Chastellet dit qu'une marque d'attention de votre part vaut mieux que la patente qu'il attend de la cour. Il ira v͞s remercier à Paris où il sera dans dix ou douze jours, et d'où il espère v͞s ramener, car il faudra bien que l'impression de votre liure finisse. Ie l'attens auec plus d'impatience que celui de mr Algarotti, quoique mon portrait soit à la tête. Il est assés plaisant d'y voir mon visage, et le nom de mr de Fontenelle. Il mérite assurément toutes sortes d'homages philosophiques, mais ie ne sais si celui d'un liure où l'on ne parle que du sistème d'optique de mr Neuton, et de l'attraction, étoit dû à son plus grand ennemi. Il sera sans doutte bientôt traduit, quoique peu susceptible de l'être. Il est dificile de rendre les plaisanteries, et le tour familier de la conuersation d'une autre langue. L'italien ne seroit pas p͞r v͞s l'affaire de deux jours, si tant est qu'il soit vray que v͞s ne le sachiés pas, mais c'est ce que ie ne crois point, quoique v͞s en disiés. V͞s pouués aprendre des langues p͞r v͞s faire entendre aux personnes qui sont assés malheureuses p͞r ne pas sauoir la vôtre, mais ie ne v͞s conseille pas d'en aprendre jamais aucune p͞r entendre les liures des autres. Mr de V. a perdu, non sans regret, l'espérance de faire imprimer son liure en France, il n'est fait que p͞r des François, il y perd beaucoup de tems à réfuter le sistème de des Cartes, et cette peine, très nécessaire quand on parle à des François, est inutile dans les payis Etrangers, où c'est se battre contre des moulins à vent, que de réfuter vne philosophie abandonnée entièrem͞t et vnanimement reconnuë p͞r fausse. Ie v͞s auouë que i'ay ressenti en lisant ce que v͞s voulés bien me marquer au sujet des forces viues le plus grand plaisir que i'aye jmais eü, celui de m'être rencontrée auec v͞s. Mon extrême timidité quand j'escris à sir Isaac Maupertuis, m'a empêché de v͞s marquer mon sentiment auant de sauoir le vôtre, mais il y a enuiron six semaines que i'escriuis à mr Pitot, auec qui ie me suis trouuée par hasard dans vne espèce de comerce, à peu près les mêmes choses que v͞s me marqués, et si i'osois ie v͞s suplierois de lui demander ma lettre, s'il ne l'a pas brûlée. I'ay toujours pensé que la force d'un corps deuoit s'estimer par les obstacles qu'il dérangeoit et non par le tems qu'il y employoit, et cela p͞r deux raisons, la première parceque sur vn plan parfaitement poli, ou dans le vide absolu, vn cors auec vne vitesse finie iroit éternellement, cependant sa vitesse ni sa force ne seroient pas infinies, et p͞r estimer la force de ce cors, il faudroit certainement lui oposer quelqu'obstacle puisque si les cors n'en rencontroient point, ils ne consumeroient jamais leurs forces. Ce n'est donc qu'en les consumant qu'on peut les estimer. La seconde est la raison même que mr Demairan aporte p͞r changer l'estimation de la force du cors qui est le tems employé à la consumer, car s'il est à vn cors qui a reçu 2 de vitesse, 3 de force à consumer lorsque celui qui lui est égal en masse et qui n'a reçu qu'un de vitesse, a consumé toute la sienne, il est ce me semble démontré par cela même qu'il lui reste 3 de force à consumer, au bout du tems pendant lequel l'autre corps a consumé toute la siene, qu'il auoit trois fois plus de force que l'autre. A propos de mr de Louuille dont v͞s me parlés, j'ay été étonnée du mépris auec lequel mr de Fontenelle traite dans son histoire l'opinion des forces viues dans les comencemens. Ils'est depuis vn peu radouci. Il y a aussi dans les pièces qui ont remporté ou concouru p͞r les prix de l'académie vne pièce qui comence ainsi, l'opinion qui fait la force d'un corps le produit de sa masse par le quarré de sa vitesse étant reconnuë insoutenable&cc., et dans le même volume est la dissertation de mr de Bernoüilli, dans laquelle, ne v͞s déplaise, cette opinion insoutenable est démontrée. Ie v͞s auouë que ie ne puis m'imaginer coment mrs de l'académie ont osé ne pas donner le prix à cette pièce de mr de Bernoulli, qui me paroît vn des ouurages les mieux faits que i'aye vûs depuis longtems. Aureste ie crois come v͞s, que ce n'est qu'une dispute de mots, que mr de Mairan auroit pu terminer tout d'un coup la dispute et qu'il semble qu'il ait voulu alonger. Son mémoire me paroit trop long, il y dispute souuent contre sa conscience, caril a l'esprit trop juste p͞r n'auoir pas senti tout d'un coup le nœud de l'affaire. Le docteur Clark dont mr de Mairan a raporté toutes les raisons dans son mémoire traite mr de Leibnits auec autant de mépris sur la force des corps, que sur le plein, et les monades, mais il [a] grand tort à mon gré, car vn home peut être dans l'erreur sur plusieurs chefs, et auoir raison dans le reste. Mr de Leibnitzà la vérité n'auoit guères raison que sur les forces viues, mais enfin il les a découuertes, et c'est auoir deuiné vn des secrets du créateur.
Ie v͞s auouë qu'il me reste vne grande peine d'esprit sur ce que v͞s me dites que si l'on prend p͞r forces les forces viues la même quantité s'en conseruera toujours dans l'uniuers. Cela seroit plus digne de l'éternel géomètre, ie l'auouë, mais coment cette façon d'estimer la force des corps empêcheroit elle que le mouuem͞t ne se perdit par les frottements, que les créatures libres, ne le commençassent, que le mouuem͞t produit par deux mouuemens diférens ne soit plus grand quand ces 2 mouuemens conspireront ensemble que lors qu'ils seront dans des lignes perpendiculaires l'un à l'autre &cc. Il y a peutêtre bien de la témérité à moi à v͞s suplier de me dire coment il s'ensuiuroit qu'il y auroit dans l'uniuers la même quantité de force, si La force d'un corps en mouuem͞t est le produit de sa masse par le carré de sa vitesse. J'ymagine qu'il faudra peutêtre distinguer entre force et mouuement, mais cette distinction m'embarasse extrêmement, et puisque v͞s aués jetté ce doutte dans mon esprit j'espère que v͞s l'éclaircirés.
Quels pardons ne dois je pas v͞s demander de mes importunités puisque v͞s m'en demandés p͞r auoir bien voulu m'instruire. V͞s deués juger par la longueur de cette lettre du désir que i'ay de v͞s voir. Ie n'ay point lu le liure de mr Demolieres mais bien l'extrait des journalistes de Treuoux. Il me paroit très digne de l'auteur. Le journaliste s'écrie dans un espèce d'entousiasme, Enfin il n'i a rien dans la nature qui ne se réduise aux tourbillons en petit come en grand. Aussi a t'il un beau priuilège.
M͞e de st Piere m'a mandé qu'elle v͞s voyoit quelquefois, et ie v͞s jure que depuis que i'ay quitté le monde, voilà la seule fois que i'aye regretté d'être à Cirey pendant qu'on peut v͞s voir ailleurs, mais i'espère qu'on v͞s y verra aussi à ce Cirey où v͞s êtes désiré auec tant d'impatience. Mr de V. me prie de v͞s marquer la sienne. Il v͞s présentera lui même son ouurage. M͞e de st Piere m'exhorte à me joindre à elle et à tous vos amis p͞r v͞s prier d'accepter vne chose indigne de v͞s à la vérité, mais dont le refus v͞s feroit des ennemis de ceux qui doiuent et qui aiment à être vos admirateurs. P͞r moi qui ai approuué vos refus, i'oserois v͞s conseiller de les faire cesser. On sentira assés le motif de votre acceptation, on n'en a pas fait l'usage que v͞s désiriés, preuue qu'on désire que v͞s cessiés de refuser.