1744-05-30, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à James Jurin.

J'aurois bien dû monsieur répondre plutost à la lettre que vous aués pris la peine de m'escrire au sujet de ma disputte auec m. de Mairan, mais vn malheureux procès qui ocupe les trois quarts de ma vie m'en a empêché dans le tems.
I'ay eü honte ensuite de reprendre les choses de si loin, et ie n'aurois peutêtre jamais surmonté cette mauuaise honte sans la nouuelle Edition des pièces de ma disputte que i'ay l'honeur de vous enuoier. Ie vous auouë que i'ay été rauie de trouuer cette ocasion de satisfaire le désir que i'ay de m'instruire par vos lumières. Ce désir ne soufre point de prescription, ainsi ie vais vous proposer et vous soumettre mes réponses aux argumens de votre lettre.

Vous comencés par me demander Monsieur de faire grâce à la partie du paradoxe de m. de Mairan qui a p͞r objet les espaces parcourus par vn corps qui remonte par la seule force de la pesanteur, et v͞s prenés Cette partie de son paralogisme sous votre protection aupoint que v͞s m'assurés, que vous aba[n]-donés volontiers les resorts non tendus que m. de Mairan prétend être la mesure de la force du corps, pouruu que ie v͞s abandone les espaces non parcourus par vn corps qui remonte, et que ie conuiene qu'ils doiuent mesurer sa force, mais si ie v͞s prouue que ces cas sont absolument les mêmes coment pourés vous défendre l'un et abandoner l'autre? Ne m'en croiés pas, mais croiés en m. de Mairan, lisés le n. 27 de son mémoire de 1728 et v͞s verés qu'il y considère les coups de la pesanteur sur montés par le corps qui remonte come vne suite de resorts égaux que ce corps rencontre sur sa routte, et qu'il ferme en remontant. Ie ne sais monsieur coment vous ferés après cela pour séparer ces deux cas, et i'attens que v͞s aiés bien voulu m'en instruire. Vous ajoutés ensuite qu'en mesurant les forces des corps par les simples vitesses vous rendrés raison sufisante de tout ce qui ariue dans le choc des corps à ressort, mais cependant dans de certains cas come celui que m. Neuton Examine à la dernière question de son optique, v͞s êtes obligé d'admettre vne production et vn anéantissement continuel de forces qui tient beaucoup du miracle. Votre Estimation par la simple vitesse ne peut s'acorder non plus avec vne Egale conseruation de forces dans l'uniuers, et ce n'est cependant pas vn petit embaras métaphisique.

Mais pour ne point sortir des considérations matématiques qui fournissent des objets plus précis, éxaminons d'abord ce principe que vous auancés come incontestable, que des pressions égales en tems égaux produissent des effets égaux, et par conséquent des forces égales. Ce sont les propres mots de votre lettre.

Prenons les deux suites de resorts semblables A et B. Ie conuiens auec vous que ces deux suites preseront Egalement, quoique le nombre des resorts qui les compose ne soit pas égal. Mais en conclurais je que la force de ces resorts est come leurs pressions? Voilà le vice radical, et le point où ie comencerois à me tromper si ie concluois ainsi, car suposant que ces deux resorts soient garnis chacun d'une pointe propre à entrer dans la tere glaise,

sketch of two spring-loaded prongs
quoiqu'on pût arester leur effort auec le même obstacle cependant il est sûrque la suite A fera un plus grand enfoncement que la suite B; donc les corps D et E, animés par les 2 suites C A, C B auront après la détente de ces resorts, la force nécessaire p͞r faire les mêmes efets que les resorts eux mêmes, donc leurs forces ne seront pas égales. Vous voiés donc qu'on ne peut comparer, come v͞s faites dans votre lettre, l'effet d'un resort lorsqu'il soutient vn corps qui s'opose seulement à son expansion, auec l'effet que ce resort produit lorsqu'il déploie toute sa force, que vous n'aiés prouué auparauant que la force d'un corps qui est dans vn mouuem͞t actuel est égale à son Elément, et que l'accumulation d'une infinité de pressions dans vn tems fini doit auoir la même mesure que la pression infiniment petite qui s'exerce dans vn tems infinim͞t petit. Ainsi en attendant que v͞s n͞s ayés fourni cette preuue ie crois pouuoir laisser sans scrupule l'art. 567 des institutions physiques tel qu'il est, malgré l'auis que v͞s voulés bien me doner, de le coriger.

Ie viens enfin à votre argument du batteau ou de la table mouuante qu'on peut apeller l'Achille de Jurin, car il me semble que v͞s y mettés autant de confiance que Zenon dans sa tortuë. Voions s'il faudra un Gregoire de st Vincent pour le détruire.

Soit b la masse du batteau, n celle du corps pousé en auant par le ressort r, v la vitesse du batteau et celle que peut doner au corps n le resort r apuié contre vn point fixe du batteau; quelque soit la théorie que vous emploiés vous trouuerés

sketch of boat
toujours après la détente du resort, la vitesse du batteau
mathematical formula
et celle du corps
mathematical formula
Or la force viue du batteau plus celle du corps font précisément la même somme après la Détente, que la force viue du resort ajoutée à celles du corps et du batteau auant la détente, car puisque le resort r pouuoit doner au corps n la vitesse u il auoit la force viue uun, la force viue du bateau auant la détente étoit uub, et celle du corps n se mouuant d'un mouuement comun uun, 2 uun + uub est donc la force viue totale auant la détente. Or après la détente la force viue du batteau est
mathematical formula
et celle du corps est
mathematical formula
Ajouttant ces 2 quantités on à uub + uun come auparauant, et vous verés manifestement en apliquant ce calcul général à l'exemple particulier que vous aportés dans votre lettre que la masse du corps n étant come vous la suposés la ¹⁄₁₀₀ ₀₀₀e partie de la masse du batteau b la vitesse du batteau après la détente sera 1–¹⁄₁₀₀ ₀₀₀ (ie néglige ici les quantités aussi petites par raport à ¹⁄₁₀₀ ₀₀₀ que ¹⁄₁₀₀ ₀₀₀ par raport à 1), la vitesse du corps n après la détente sera 2–¹⁄₂₀₀ ₀₀₀ et non pas 2–¹⁄₁₀₀ ₀₀₀ come v͞s l'avés mis dans votre lettre, (sans doute par vne inadvertance pareile à celle que vous me reprochés, et qui a fait mettre dans la fig. 80 des inst. physiques le point d'apui plus près du petit Corps). Donc puisque le batteau qui auoit auant la détente 100000 de mase et 1 de vitesse n'a plus après la détente que 1–¹⁄₁₀₀ ₀₀₀ de vitesse, sa force doit être 100 000(1–²⁄₁₀₀ ₀₀[₀] en quarant 1–¹⁄₁₀₀ ₀₀₀ Donc le batteau a perdu la force 2 et à qui peut il l'auoir donée si ce n'est au corps n? Mais ce corps auoit auant la détente la force I, le resort lui en a doné 1 et il a aquis les 2 que le batteau a perdu, donc il a 4 de force après la détente, donc i'ay eu raison de dire à l'art. 585 des inst. physiques que la même quantité de force viue qui étoit dans le batteau, dans le corps et dans le ressort auant la détente, se retrouuera dans le batteau et dans le corps pris ensemble après la détente, et que cette force sera come le quaré de la vitesse, donc votre expérience loin d'être contraire aux forces viues ne sert qu'à confirmer ce principe si beau, et si vtile dans la dynamique et dont on a l'obligation à m. de Leibnits, que quelque soit le nombre des corps qui agissent les vns sur les autres, ce que les vns perdent de force les autres l'aquerrent, ensorte que le total des forces reste toujours le même. Ie crois pour cette fois cy monsieur auoir satisfait au défi que vous aués fait à tous les philosophes de concilier le cas de votre batteau auec la doctrine des forces viues, et si cela pouuoit leur aquerrir un home de votre mérite, ie croirois auoir beaucoup fait en leur faueur.

Vous saués sans doutte que m. de Mairan n'a pas jugé à propos de répondre à ma lettre du moins jusqu'à présent.

I'espère que vous aués reçu la réponse que i'ay fait à vn petit escrit que m. de Buffon me fit remettre l'année passée sans m'en nomer l'auteur. Ie n'ai su qu'il étoit de vous que par la lettre de m. Turner à m. de Voltaire. Ie remis Ma réponse à m. de Buffon 4 jours après qu'on m'eût remis l'escrit. Ce que ie dis ici pour vous faire voir que ie ne suis pas toujours aussi lente à répondre que ie l'ay été cette fois cy. Ie serois charmée de sauoir si vous aués été content de la façon dont i'ay répondu à ce petit escrit. J'espère que vous le serés de cette lettre, et que v͞s la regarderés come vne preuue de L'estime infinie auec laquelle i'ay l'honneur d'être Monsieur Votre très humble et très obéissante seruante

Breteuil du Chastellet

Si vous me faites réponse adressés ie v͞s prie votre lettre à Paris, grande rue du faubourg st Honoré.