[Le 24e Mars 1741]
Vous êtes mon cher Monsieur Le premier ministre de la philosophie.
Il ne faut pas vous dérober un temps précieux. Je voudrois bien avoir fait en peu de paroles; mais J'ay peur d'être Long et j'en suis fâché pour nous d'Eux malgré tout Le plaisir que J'ay de m'entretenir avec vous. J'ay reçu votre présent. Je vous en remercie doublement, car J'y trouve amitié et instruction, les deux choses du monde que J'aime Le mieux, et que vous me rendés encor plus chères. Parlons d'abord de Madame Duchastelet, car cette adversaire Là vaut mieux que votre disciple. Vous Luy dites dans vôtre Lettre imprimée qu'elle n'a commencé sa rébellion qu'après avoir hanté Les malintentionés Leibnitiens. Non mon cher maitre, pas un mot de cela croyés moy. J'ay la preuve par écrit de ce que je vous dis. Elle comença à chanceler dans La foy un an avant de connaitre L'apôtre des monades qui L'a pervertie, et avant d'avoir vu Jean Bernouilli, fils de Jean. La manière d'Evaluer Les forces motrices par ce qu'elles ne font point, La révolta. Un très célèbre géomètre fut entièrement de son avis. Je n'en fus point malgré toutes Les raisons qui devoient me séduire. Tenés m'en compte si vous voulés, mais Je regarde ma persévérance comme une très belle action.
Madame Duchastelet vous répondra probablement. Je souhaite qu'elle ait une réplique, elle mérite que vous entriés un peu dans des détails instructifs avec Elle. Je crois que Le public et elle y gagneront. Vous serés comme Les Dieux d'Homère qui après s'être battus, n'en reçoivent pas moins en commun L'encens des homes. Voilà pour mde Duchastelet. Venons à votre serviteur.
Premièrement Je vous déclare que Je crois fermement à la simple vitesse multipliée par La masse. Mais quand Je dis qu'il faut L'appliquer au temps Je dis ce que Le Docteur Clarke dit Le premier à Leibnits, et quand Je dis que d'eux pressions en 2 temps donnent 2 vitesses et 4 de force, Je n'avoüe rien dont Les adversaires tirent avantage car Je ne veux dire autre chose si non que L'action est quadruple en deux temps.
Je pourois être mieux reçu qu'un autre à tenir ce langage parce que Je ne sçai ce que c'est que cet être qu'on apelle force, Je ne connois qu'action et Je ne veux dire autre chose sinon que L'action est quadruple en un temps double, pour les raisons que vous savez.
Mais pour Lever toute équivoque, Je vous prierai de remettre mon mémoire à Mr L'abbé Moussinot, chanoine de St Mery, qui aura L'honneur de vous rendre cette Lettre, et qui bientost aura celuy de vous en présenter un autre plus court, dont vous ferés L'usage que votre discernement et vos bontés vous feront Juger Le plus convenable.
J'ay relu votre mémoire de 1728, et Je Le trouve comme Je l'ay toujours trouvé et comme il paroit à Madame La marquise du Chastele, méthodique, clair, plein de finesse et de profondeur. J'y trouve de plus ce qu'elle n'y voit pas, que vous pouvés très bien évaluer La valeur des forces motrices par Les espaces non parcourus. Votre suposition même paroit aussi recevable que toutes Les supositions qu'on accorde en géométrie. Je viens de lire attentivement Le mémoire de Mr L'abbé Deidier. Il est digne de paroitre avec Le vôtre. Je ne saurois trop vous remercier de me L'avoir envoié; et Je vous suplie, monsieur, de vouloir bien remercier pour moy l'auteur, du profit que Je tire de son ouvrage. Il y a ce me semble de L'invention dans La nouvelle démonstration qu'il donne figure 11. Je n'ose abuser de votre patience, mais si vous ou Mr L'abbé Deidier, avés le temps aiés La bonté de m'éclairer sur quelques doutes. Je vous serai bien obligé.
Mr Deidier, page 127, dit que Le corps A (on sait de quoy il est question) aura une force avant Le choc qui sera comme Le produit de la masse par La vitesse.
Mais c'est de quoy Les forceviviers ne conviendront point du tout. Ils vous diront hardiment que ce corps renferme en soy une force qui est Le produit du quarré de sa vitesse, et que s'il ne manifeste pas cette force en courant sur ce plan poli, c'est qu'il n'en a pas d'occasion. C'est un soldat qui marche armé, dès qu'il trouvera un ennemi il se battra. Alors il déploiera sa force et alors m x v.
Ils soutiennent donc que Le mobile a reçu cette force que nous nions, et ils tâchent de prouver qu'il L'a reçue apriori, ce qui est bien pis encor que des expériences.
Ne disent'ils pas que dans ce triangle La force reçue dans Le corps A, est le produit d'une infinité de pressions accumulées? Ne disent ils pas que A n'auroit pas en L La force qui résulte de ces pressions si la ligne TS par exemple ne représentoit deux pressions, si RD n'en représentoit trois etc.? Mais, disent ils, le triangle ALg est au triangle Abc comme le quarré de lg, au quarré de Bc, et ces deux triangles Alg, Les pressions qui donnent une force égale au quarré de lg, et dans Le grand triangle La somme des pressions qui donnent la force égale au carré bc.
Mais n;y a t'il pas Là un artifice? et ne faut il pas que toutes ces pressions, si on Les distingue, agissent chacune L'une après L'autre? Il y a donc dans cet instant autant d'instants que de pressions. Cette figure même montre évidemment un mouvement uniformément accéléré, or comment peut on suposer qu'un mouvement accéléré s'opère en un seul instant indivisible?
Je demande si cette seule réponse ne peut pas suffire à découvrir Le sophisme?
Je viens ensuitte à la conclusion très spécieuse que Les Leibnisiens tirent de la percussion des corps à ressort, et des corps inélastiques.
Dans La collision des corps à ressort ils retrouvent toujours Les mêmes forces devant et après Le choc, quand ils supputent La force par Le quarré de la vitesse et dans La collision d'un corps inélassique qui choque un corps dur, ils retrouvent encore Leur compte.
Par exemple une boule de terre glaise suspendue à un fil rencontre un morceau de cuivre de même pesanteur qu'elle.
Leur masse est 2, Leur vitesse 5.
Le choc produit un enfoncement que J'appelle 2, que chaque masse soit 2 et chaque vitesse 10.
L'enfoncement est 4,
mais que La masse de l'un soit 4 et la vitesse 5, la masse de l'autre 2 et [la] vitesse 10 L'enfoncement n'est que 3.
C'est là que Les forceviviers prétendent triompher car, disent ils,
nous avons trouvé, cavité 2 produite par deux cent de force, et cavité 4 produite par 400 de force; nous trouvons icy cavité 3 produite par trois cent selon notre calcul.
Mais si l'on compte, poursuivent'ils, selon l'anciene méthode, on aura pour Le troisième cas non pas 300 de forces, mais 4 ⨉ 5 pour un des mobiles, 2 ⨉ 10 pour L'autre, Le tout = 40, donc selon L'ancien calcul L'Enfoncement devroit être 4 comme dans Le second cas et non pas 3, donc il faut, concluent ils, que l'anciene façon de compter soit très mauvaise.
Je sçai bien qu'on peut dire que dans La percussion de deux corps à ressort, Lors qu'un plus petit va choquer un plus grand, Le ressort augmente les forces; mais icy Lors que ce mobile de cuivre, et de mobile inélastique de terre glaise se rencontrent pourquoy se perd il de la force? Nous n'avons plus dans ce cas La ressource des ressorts.
Ne doi je pas recourir à une raison primitive? et si cette raison satisfait pleinement à ces deux difficultés qui paroissent opposées pourai je me flatter d'avoir rencontré Juste?
Cette cause que Je cherche n'est elle pas La masse même des corps?
Je remarque que dans Les corps à ressort il n'y a accroissement de quantité de mouvement (que J'appelle force), que Lorsque le corps à ressort choqué est plus pesant que celuy qui L'attaque.
Je vois au contraire que quand Le mobile inélastique soufre un enfoncement moins grand qu'il ne devroit le recevoir, ce corps inélastique a moins de masse. Par exemple quand La boule de terre glaise qui est de 2 et qui a 10 de vitesse rencontre Le cuivre 2 qui a aussi 10 de vitesse, L'enfoncement est 4.
Mais si L'un des deux corps a deux de masse et 10 de vitesse, et L'autre 4 de masse et 5 de vitesse, alors quoique Les causes paraissent égales, quoiqu'il y ait de part et d'autre égale quantité de mouvement, cependant L'effet est très différent. Pourquoy? N'esce pas que les corps réagissent moins quand ils ont moins de masse, et réagissent plus quand ils sont plus massifs?
N'esce pas toutes choses égales parce qu'un corps est plus massif, qu'il a plus de ressort, et qu'ainsi il réagit plus contre un petit corps à ressort qui Le vient frapper, comme dans L'expérience d'Herman? et n'esce pas par cette même raison qu'un corps quelconque (toutes choses égales) réagit moins s'il est plus petit?
Voilà mon doute. Pardon de cette confession généralle au tems de Pasques. Elle est trop Longue, mais si je voulois vous dire combien Je vous aime et vous estime, Je serois bien plus prolixe. Adieu, Je suis de toute mon âme votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
Je ne veux pas importuner mr Dosembray d'une lettre de remerciment. Je luy en doit pourtant de très sincères pour le paquet qu'il m'a fait tenir, mais je croi qu'il agréra mieux mes services quand vous voudrez bien vous charger du compliment.