1739-04-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Johann Bernoulli.

Il est certain monsieur que pour faire un soulier il faut avoir du cuir par la proposition 72, et que là où il n'y a point de pied on ne sauroit prendre la mesure d'un pied par la 117; mais monsieur ce qui est d'une vérité plus incontestable pour moy et sûrement plus agréable, c'est que Jean fils de Jean Proles non inficianda parenti est un homme fait pour s'attirer l'amitié et l'estime de tout le monde, et pour être encor plus regretté à Cirey qu'à Lauzanne.

J'ay été très édifié des belles thèses, utrum scientia fides et opinio decadem re uno tempore consistere possint an præsens gravidum sit futuro. Je voudrois seulement qu'on eût ajouté le nom et l'âge de la sage femme qui doit faire ainsi acoucher Le présent du futur. Je ne doute pas qu'Epistemon et Panurge n'eussent solu ces admirables choses en mettant le doigt index où vous savez et, L'élevant ensuitte en haut avec une adresse mirifique.

Mais vous monsieur, je vous prie, comment avez vous fait pour deviner comment la forme et l'origine de toutes choses étoit dans le triangle de Pitagore? Cela me paroît du plus fin. Tout cela n'empêche pas que je n'aye toujours envie de décrire l'histoire de la Suisse, et ma raison est que la Suisse a porté des héros qui vous ont rendu la liberté, et des Bernoulli qui ont éclairé les hommes.

Si donc quelqu'un de vos amis veut m'indiquer dans une page, les sources où je peux puiser, je me charge du français et mr Kœnig de l'allemand, et je veux avoir le plaisir d'écrire très librement l'histoire d'un peuple libre: cela m'amusera dans mon voyage des Pays Bas.

Votre illustre père dans une lettre qu'il écrit à madame la marquise du Chastelet prétend que je me donne des airs de ne pas croire aux forces vives. C'est donc vous monsieur qui me faittes de ces tracasseries là avec le patriarche de géométrie? Je suis bien aise de déclarer coram illustrissimis Bernoulliis que je ne crois pas qu'on puisse estimer une cause autrement que par son effet; et que puisque L'effet est toujours Le résultat de la multiplication de la masse par le quarré de la vitesse je ne vois pas qu'il puisse y avoir dans la nature une autre estimation. Mr de Fontenelle a bau dire, d'où viendroit ce quarré? Je répons, ce quarré vient des Bernoulli, et par conséquent de très bon lieu. Je sçai bien que L'on poura toujours dire qu'il faut du temps dans cette affaire, et en ce cas vos adversaires n'auront à se reprocher que de ne pas admettre L'explication la plus matématique, la plus soumise à la géométrie et à l'expérience. Ils chercheront à diviser les moments dans lesquels la nature opère constamment l'effet des forces vives, et ils rendront par là la dispute éternelle. Si on pouvoit en effet trouver un cas, où eodem ictu et momento une boule sous double par exemple avec vitesse 2 donnast toute sa force à deux boules qu'elle fraperoit; demeurast dans un parfait repos après avoir frappé; et que la chose bien supputée chaque boule frappée par là sous double aquit chacune la moitié de la vitesse qu'avoit la Boule frapante; je conçois qu'en ce cas mrs Jurin et Mairan et tutti quanti auroient un furieux pied de nez. Mr Kœnig nous assure que le cas arrive quand la boule A sous double frappe les Boules B et C sous un angle de soixante degrez. Je viens

de tracer un demi cercle sur un billard, j'ay mis B et C bien proprement chacune à l'angle de 60 degrez. Je leur ay mis A au cul, en tirant une belle raye blanche pour aller droit. Je me suis ajusté trente fois du mieux que j'ay pu, et touttes les fois que j'ay bien adressé, que j'ay poussé ma balle bien droit et bien roide, et que ma balle a rencontré à la fois Les B et C, elles les a fait marcher chacune sur la ligne de l'angle de soixante degrez, mais elle est toujours revenue à moy. Jamais elle n'a communiqué son mouvement tout entier, elle en a toujours gardée pour elle. Elle est revenue par ma ligne blanche. J'en suis extrêmement fâché. Car s'il y a démonstration que la boule A doit être en repos, il y a démonstration que je suis un maladroit. Or si je suis maladroit cela vient peutêtre de ce que je ne suis pas adroit, par la 59.

Mais monsieur par la première et par la dernière et par toutes les scolies imaginables je suis pour vous plein d'amitié, d'estime et de regrets. Permettez moy d'assurer de mes très humbles respects votre illustre père, et tout ce qui porte un nom qui fait honeur à votre patrie et à l'humanité.

Je suis avec ces sentiments monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire

Madame du Chastelet vous écrit — ou écrira.