1736-11-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Jacques Dortous de Mairan.

En partant de Paris monsieur au moins de juin je chargeai un jeune homme nommé Delamare de vous remettre Le mémoire sur les forces motrices que vous aviez eu la bonté de me prêter, mais j'ignore encor si ce jeune homme vous l'a rendu.
Il seroit heureux pour luy qu'il eut fait la petite infidélité de Le garder pour s'instruire, mais c'est un trésor qui n'est pas à son usage.

Le veille de mon départ j'avois demandé à mr Pitot s'il avoit lu ce mémoire, il m'avoit répondu que non, surquoy je conclus que dans votre académie, il arrive quelquefois la même chose qu'aux assemblées des comédiens, chacun ne songe qu'à son rôle, et la pièce n'en est pas mieux jouée. J'avois encor demandé à mr Pitot, s'il croyoit que la quantité du mouvement fût le produit de la masse par le quarré des vitesses. Il m'avoit assuré qu'il étoit de ce sentiment, et que les raisons de mrs Leibnits et Bernoulli luy avoient paru convaincantes. Mais àpeine fu-je arrivé à Cirey, qu'il m'écrivit qu'il venoit de lire enfin votre mémoire, qu'il étoit converti, que vous luy aviez ouvert les yeux, que votre dissertation étoit un chef d'oeuvre. Pour moy monsieur je n'avois point à changer de party; il n'étoit pas question de me convertir, mais de m'aprendre mon catéchisme.

Quel plaisir monsieur d'étudier sous un maître tel que vous! J'ay trop tardé à vous remercier des lumières et du plaisir que je vous dois.

Avec quelle netteté vous exposez les raisons de vos adversaires! Vous les mettez dans toute leur force pour ne Leur laisser aucune ressource, lors qu'ensuitte vous les détruisez. Vous démêlez toutes les idées, vous les rangez chacune à sa place, vous faites voir clairement le mal entendu qu'il y avoit à dire qu'il faut quatre fois plus de force pour porter un fardau quatre lieues que pr une lieue, etc. J'admire comme vous distinguez les mouvements accélérez qui sont comme le quarré des vitesses et des temps, d'avec les forces qui ne sont qu'en raison des vitesses et des temps.

Quand vous avez fait voir par le choc des corps mous et des corps à ressort (articles 22, 23, 24) que la force est toujours en raison de la simple vitesse, on croiroit que vous pouvez vous passer d'autres raisons, et vous en aportez une foule d'autres. Le numéro vingt huit, etc. est sans réplique. Je serois bien curieux de voir ce que peuvent répondre à ces preuves si claires les Volfs, les Bernoulli, et les Mushenbroeks.

Seroit ce abuser de vos bontez monsieur de vous parler icy d'une difficulté d'un autre genre qui m'occupe depuis quelques jours? Il s'agit d'une expérience contraire aux premiers fondements de la catoptrique. Ce fondement est qu'on doit voir l'objet au point de concours du cathète, et du rayon réfléchi. Cependant il y a bien des ocasions où cette règle fondamentale se trouve fausse.

Dans ce cas cy par exemple je devrois par les règles voir l'objet A au point de concours D. Cependant je le vois en L.K.I.h.g. successivement, à mesure que je recule mon œil du miroir concave jusqu'à ce qu'enfin mon œil soit placé en un point où je ne vois plus rien du tout.

Cela ne prouve t'il pas manifestement que nous ne connoissons point, que nous n'apercevons point les distances par le moyen des angles qui se forment dans nos yeux? Je vois souvent l'objet très près et très gros, quoy que l'angle soit très petit. Il paroît donc que la téorie de la vision n'est pas encor assez aprofondie.

Taquet et Barrou n'ont pu résoudre la difficulté que je vous propose. Voulez vous bien me mander ce que vous en pensez?

Madame la marquise du Chastelet qui est digne de vous lire (et c'est baucoup) trouve qu'il n'y a personne qui soit plus fait pour faire goûter la vérité que vous. Elle m'ordonne de vous assurer de son estime, et de vous faire ses compliments. Ses sentiments pour vous monsieur, vous consoleront de l'ennuy de ma lettre, et me feront pardoner mon importunité.

Je suis monsieur avec la plus respectueuse estime

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire