à Bruxelles ce 15 may 1741
J'ay receu bien tard monsieur la lettre, dont vous m'avez honoré le 29 avril et qui étoit adressée à Valenciennes.
Je n'ay pas été assez heureux pour voir M. de Bouflers dans son hermitage, ny mr de Sechelles dans son royaume. Le procez de madame du Chastellet nous a rapellez à Bruxelles. Je voudrois bien que vous jugeassiez en dernier ressort celuy de Mahomet au quel vous avez la bonté de vous intéresser. Il y avoit très longtemps que j'avois commencé cet ouvrage aussi bien que la Merope. Je les avois tout deux abandonnez, soit à cause de la difficulté du sujet, soit que d'autres études m'entraînassent, et que je fusse un peu honteux de faire toujours des vers, entre Neuton et Leibnits. Mais depuis que Le roy de Prusse en fait après une victoire, il ne faut plus rougir d'être poète. N'aimez vous pas le stile de sa lettre, on dit les autrichiens battus, et je le crois? et de là sans plus penser à sa bataille, il m'écrit une demi douzaine de stances dont quelques unes ont l'air d'avoir été faittes à Paris par les gens du métier. S'il peut y avoir quelque chose de mieux que de trouver le temps d'écrire dans de pareilles circomstances, c'est assurément d'avoir le temps de faire de jolis vers.
Il ne manque à madame du Chastellet que des vers après avoir vaincu le secrétaire perpétuel de l'académie des sciences. Mais elle fait mieux, elle daigne toujours avoir de l'amitié pour moy, quoyque je ne sois point du tout de son avis. Elle me trouva ces jours passez écrivant au roy de Prusse, il y avoit dans ma lettre
Elle mit de sa main par le quarré de la vitesse. J'eus bau luy dire que le vers seroit trop long; elle répondit qu'il falloit toujours être de l'avis de Leibnits en vers et en prose, qu'il ne falloit point songer à la mesure du vers, mais à celle des forces vives. Si vous ne sentez pas bien la plaisanterie de cette dispute, consultez l'abbé de Moliere ou Pitot, gens fort plaisants qui vous mettront au fait.
N'allez vous pas monsieur acheter bien des livres à l'inventaire de la bibliotèque de Lancelot? Le roy de Prusse vous a renvoyé votre bibliotèquaire des Mollars, il paraît qu'il ne paye pas les arts comme il les cultive, ou peutêtre des Mollars s'est lassé d'attendre. Je luy rendray toujours tous les services qui dépendront de moy, vous ne doutez pas que je ne m'intéresse vivement à un homme que vous protégez.
Je serois bien curieux de voir ce que vous avez rassemblé sur l'histoire de France, vous vous êtes fait là une belle occupation et bien digne de vous. Je vis toujours dans l'espérance de m'instruire un jour auprès de vous, et de profiter des agréments de votre commerce. Mais la vie se passe en projets, et on meurt avant d'avoir rien fait de ce qu'on vouloit faire. Il est bien triste d'être à Bruxelles quand vous êtes à Paris. Madame du Chastellet qui sent comme moy tout ce que vous valez vous fait mille compliments. Quand vous passerez par la rue de Baune souvenez vous de moy.
Vous savez que le prince Charles de Lorraine vient à Bruxelles, que le prince royal de Saxe n'épouse plus l'archiduchesse et que la chose du monde dont on s'aperçoit qu'on peut se passer le plus aisément c'est un empereur.