1741-07-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Louis Moreau de Maupertuis.

Je suis très mortifié mon cher monsieur que vous soyez assez leibnitien pour imaginer que vous avez une raison suffisante d'être en colère contre moy! Je croi pour moy que votre fâcherie est un de ces effects de la liberté de l'homme, dont il n'y a point de raison à rendre.
En vérité si on vous avoit fait quelque raport, n'étois ce pas à moy même qu'il falloit vous adresser? ne connaissiez vous pas mes sentiments et ma franchize? pui-je avoir quelque sujet et quelque envie de vous nuire? préten-je être meilleur géomètre que vous? ai-je pris party pour ceux qui n'ont pas été de votre sentiment? ai-je manqué une occasion de vous rendre justice? n'ai-je pas parlé de vous au roy de Prusse, comme j'en ay parlé à toutte la terre? Je vous avoue qu'il est bien dur d'avoir fait tant d'avances pour n'en recueillir qu'une tracasserie. Si vous aviez passé par Bruxelles vous auriez bien connu votre injustice. Voilà me semble de ces cas où il est doux d'avouer qu'on a tort.

Quand je vous priay de m'excuser auprès du roy de Prusse de ce que je ne luy écrivois point, c'est qu'en effet je pensois que vous lui écririez, en partant de Berlin, et que vous ne partiriez pas avant d'avoir reçu ma lettre.

J'ay été fort occupé, et ensuitte j'ay été malade. Cela m'ôtoit la liberté d'esprit nécessaire pour écrire ces lettres moitié prose et moitié vers qui me coûtent baucoup plus qu'au roy de Prusse. Je n'ay point d'imagination quand je suis malade, et il faut que je demande quartier.

Ce commerce épistolaire est plus vif que jamais. Je ne reviens point de mon étonnement de recevoir des lettres pleines de plaisanteries et de vers du camp de Molvits et d'Otmachau. Vous pensez bien que votre prise n'a pas été oubliée dans les lettres du roy, mais il n'y a rien qui doive vous déplaire, et s'il parle de votre avanture comme auroit fait l'abbé de Chaulieu, je me flatte qu'il en a usé ou en usera avec vous comme eût fait Louis 14. Mais encor une fois il falloit passer par Bruxelles pour se dire sur cela tout ce qu'on peut se dire.

Madame du Chastellet n'a point reçu une lettre qu'il me semble que vous dites luy avoir écrit de Francfort. Mandez luy, elle vous en prie, si c'est de Francfort que vous luy avez écrit cette lettre qui n'est point parvenue jusqu'à elle, et si vous avez été instruit qu'on imprimast les institutions de phisique à Francfort.

Monsieur de Crouzas, le philosophe le moins philosophe et le bavard le plus bavard des allemans a écrit une énorme lettreà madame du Chastellet dont le résultat est qu'il n'est pas du sentiment de Leibnits parce qu'il est bon crétien.

Je vous prie d'embrasser pour moy Mr Cleraut. Je pourois lui écrire une lettre à la Crousaz sur les forces vives, je l'avois déjà commencée, mais je la luy épargne. Il me semble que tout est dit sur cela et que ce n'est plus qu'une question de nom.

Il n'en est pas ainsi de mes sentiments pour vous, c'est la chose la plus décidée. Ne soyez jamais injuste avec moy, et soyez sûr que je vous aimeray toute ma vie.

V.