à Bruxelles ce 6 avril 1741
Depuis que je suis revenu de Berlin monsieur je ne suis pas sorti de la maison où je vis dans la plus profonde retraitte, tout entier aux arts, et à l'amitié, et absolument étranger au monde; c'est dans cette solitude que mon bonheur a été troublé par la nouvelle que j'ay aprise de la perte que vous avez faitte.
Madame du Chastellet qui ne l'a sçue que par hazard, et qui en doutoit, a écrit à Monsieur Dargental pour s'en informer. Le temps est passé d'un compliment de condoléance mais le temps ne passe jamais de vous dire combien on vous est dévoué, combien on vous aime, et à quel point votre caractère bienfaisant a gagné mon cœur.
Qu'il seroit doux de vivre avec les hommes s'ils vous ressembloient!
J'aurois pu être utile à Govers auprès du roy de Prusse, mais vous avez su quel travers prit ce misérable quand je luy proposay la liberté de Cheron pour prix de mes services. Govers est devenu mon ennemy, et me suscite icy un procez dans le quel il sert de faux témoin. Il a aposté un malheureux clerc de procureur banni de Paris, qui faisoit ses écritures, et que j'ay employé quelquefois à copier sous moy par pure charité. Il me fait demander une somme considérable par ce petit écrivain, mais j'espère qu'il n'en sortira pas à son honneur, quoy qu'il employe les mêmes artifices qui luy ont réussi contre Cheron. Je sens une satisfaction secrette d'avoir à me plaindre d'un homme qui en a usé si mal avec vous. Qui conque peut refuser d'en passer par ce que vous voulez, ne peut être qu'un malhonnête homme.
Je ne sçai pas quand je reviendray à Paris. Le procez de madame du Chastellet n'est pas prest de finir. Elle seule décidera de mon retour. J'avois pris pour aller à Berlin le temps où il étoit nécessaire qu'elle fût à Fontainebleau, mais dès qu'elle est revenue à Bruxelles, j'ay quitté bien vite le roy de Prusse. L'amitié me donne ma patrie. Elle est actuellement dans le Brabant.
J'espère qu'un jour le séjour de Paris fera ma consolation quand j'auray celle d'y vivre un peu avec vous, et de puiser dans la fermeté de vos sentiments et dans la douceur de votre caractère de quoy passer doucement une vie que la persécution m'a rendue quelquefois bien amère, et qui ne peut être heureuse que par le commerce des honnêtes gens. Les affaires, l'étude occupent, mais la société seule rend heureux. Adieu monsieur, conservez vos bontez à un homme qui en sent tout le prix, et qui est pénétré pour vous de l'attachement le plus respectueux et le plus tendre
Volt.