à la Haye ce 18 octobre 1740 au palais du roy de Prusse

Voicy mon cas mon très aimable Cidevile; quand vous m'envoyâtes dans votre dernière lettre ces vers parmy les quels il y en a de charmants et d'inimitables pour notre Marc Aurele du nord, je me proposay bien de luy en faire ma cour.
Il devoit alors venir à Bruxelles incognito, nous l'y attendions, mais la fièvre quarte, qu'il a malheureusement encore, dérangea tous ces projets. Il m'envoya un courier à Bruxelles, et je partis pour l'aller trouver auprès de Clèves; c'est là que je vis un des plus aimables hommes du monde, un homme qui seroit le charme de la société, qu'on rechercheroit partout s'il n'étoit pas roy, un philosophe sans austérité, rempli de douceur, de complaisance, d'agrémens, ne se souvenant plus qu'il est roy dès qu'il est avec ses amis, et l'oubliant si parfaitement, qu'il me le faisoit presque oublier aussi, et qu'il me falloit un effort de mémoire pour me souvenir que je voyois assis sur le pied de mon lit un souverain qui avoit une armée de cent mille hommes. C'étoit bien là le moment de luy lire vos aimables vers. Madame du Chastelet, qui devoit me les envoyer, ne l'a pas fait. J'étois bien fâché, et je le suis encore. Ils sont à Bruxelles, et moy depuis un mois, je suis à la Haye. Mais je vous jure bien fort que la première chose que je feray en revenant à Bruxelles, sera de les faire copier, et de les envoyer à celuy qui en est digne et qui en sentira tout le prix. Soyez sûr que vous en aurez des nouvelles.

Savez vous bien ce que je fais àprésent à la Haye? Je fais imprimer la réfutation de Machiavel, ouvrage fait pour rendre le genre humain heureux s'il peut l'être, composé il y a trois ans par ce jeune prince, qui dans un temps que les gens de son espèce employent à la chasse, se formoit à la vertu et à l'art de régner. J'y ay joint une petite préface de ma façon et cela étoit nécessaire pour prévenir deux éditions toutes tronquées, toutes défigurées qui paraissent coup sur coup, l'une chez Meyer à Londres, l'autre chez Vanduren à la Haye.

Il faut que vous lisiez mon cher amy cet ouvrage digne d'un roy. Quelque Got et quelque Vandale trouveront peutêtre à redire qu'un souverain ose si bien penser et si bien écrire, ils regretteront les heureux temps, où les rois signoient leur nom avec un monogramme, sans savoir épeller. Mais mon cher Cideville et tous les êtres pensans aplaudiront. Je n'y sçais autre chose que d'envoyer un exemplaire du livre à M^r de Poncarré av[ec] un autre pour vous dans le paquet. Et Mahom[et?] il est tout prest. Quand, comment le faire tenir au meilleur de mes amis, et de mes juges?

Je vous embrasse mille fois.