à la Haye ce 18 d'octobre 1740
Monsieur,
Les jansénistes disent qu'il y a des commandements de dieu qui sont impossibles.
Si dieu ordonnait ici que l'on supprimât l'Antimachiavel, les jansénistes auraient raison. Vous verrez, monsieur, par la lettre ci-jointe au dépositaire du manuscrit la manière dont je me suis conduit. J'ai senti dès le premier moment que l'affaire était très délicate, et je n'ai fait aucun pas, sans être éclairé du secrétaire de la légation de Prusse à la Haye, et sans instruire le roi de tout. J'ai toujours représenté ce qui était, et j'ai obéi à ce qu'on voulait. Il faut partir d'où l'on est. Vanduren ayant imprimé sous deux titres différents l'Antimachiavel, et le livre, étant très défiguré de la part du libraire, et assez dangereux en quelques pays, par le tour malin qu'on peut donner à plus d'une expression, j'ai cru qu'on ne pouvait y remédier qu'en donnant l'ouvrage tel que je l'ai déposé à la Haye et tel qu'il ne peut déplaire je crois à personne. Avant même de faire cette démarche, j'ai envoyé à sa majesté une nouvelle copie manuscrite de son ouvrage avec ces petits changements que j'ai cru que la bienséance exigeait. Je lui ai envoyé aussi un exemplaire de l'édition de Vanduren. S'il veut encore y corriger quelque chose, ce sera pour une nouvelle édition; car vous jugez bien qu'on s'arrache le livre dans toute l'Europe. En général on en est charmé (je parle de l'édition de Vanduren même), les maximes qui y sont répandues ont plu infiniment ici à tous les membres de l'état, et à la plupart des ministres; mais il faut avouer qu'il y a eu aussi quelques ministres qui en sont révoltés, et c'est pour eux et pour leurs cours que j'ai fait la nouvelle édition. Car ce livre, qui est le catéchisme de la vertu, doit plaire dans tous les états et dans toutes les sectes, à Rome comme à Genève, aux jésuites comme aux jensénistes, à Madrid comme à Londres. Je vous dirai hardiment, monsieur, que je fais plus de cas de ce livre que des Césars de l'empereur Julien et des maximes de Marc Aurèle. Je trouve bien des gens de mon sentiment, et tout le monde admire qu'un jeune prince de vingt-cinq ans ait employé ainsi un loisir que les autres princes et les autres hommes n'occupent que d'amusements dangereux ou frivoles.
Enfin, monsieur, la chose est faite. Il l'a voulu, il n'y a qu'à la soutenir. J'ai tout lieu d'espérer que la conduite du roi justifiera en tout l'Antimachiavel du prince. J'en juge par ce qu'il me fait l'honneur de m'écrire du 7 octobre au sujet d'Herstall:
Ceux qui ont cru que je voulais garder le comté de Horn au lieu d'Herstall, ne m'ont pas connu. Je n'aurais eu d'autres droits sur Horn que ceux que le plus fort a sur les biens du plus faible.
Un prince qui donne à la fois ces exemples de justice et de fermeté, ne sera-t-il pas respecté dans toute l'Europe? Quel prince ne recherchera pas son amitié? Enfin, monsieur, il vous aime et vous l'aimez, il connaît le prix de vos conseils, c'est assez pour me répondre de sa gloire. Je crois qu'il est né pour servir d'exemple à la nature humaine, et sûrement il sera toujours semblable à lui même s'il croit vos conseils. Je ne lui suis attaché par aucun intérêt; ainsi rien ne m'aveugle. Ce sera au temps à décider si j'ai eu raison ou non de lui donner les surnoms de Titus et de Trajan.
Je me destine à passer mes jours dans une solitude, loin des rois et de toute affaire, mais je ne cesserai jamais d'aimer le roi de Prusse et mr de Camas. Ces expressions sont un peu familières. Le roi les permet, permettez les aussi et souffrez que je ne distingue point ici le monarque du ministre.
Je suis pour toute ma vie, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois,
votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire