1740-10-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Les plus grandes époques suivent de près votre couronnement.
Vous alléz faire un Empereur ou l'être. Il seroit bien juste que celuy qui a l'âme des Titus, des Trajans, des Antonins, des Juliens, eut aussi leur trône.

Soit que votre majesté soit Empereur ou Roy, elle n'est née que pour faire du bien. Je la remercie tendremt de ce qu'elle daigne faire pour le marquis du Chastelet. Je vais l'en informer; je ne doute pas (quelque proposition qu'on puisse luy faire dans l'empire) qu'il ne préfère à tout, l'honneur de donner son sang pour votre personne. J'ignore cependant quels arrangemens il a pu prendre depuis un mois avec la cour du grand duc; mais je réponds d'une reconnaissance éternelle, et d'un attachement inviolable de sa part.

Oserais-je suplier votre majesté de vouloir bien diviser la pension de dix mille livres de France en deux parts, l'une de 7 mille pour luy, l'autre de trois mille pour sa jeune femme qui est très aimable. 1. cette pension n'étant que de 7 mille livres de France pour ce colonel qui est étranger irriteroit moins la jalousie des nationaux; secondement ces 3000lt données à sa femme seroient regardées comme une marque de vos bontéz pour la mère que votre majesté honore de son estime et de son amitié. Il ne nous resteroit après cela que de venir passer une partie de nos jours dans votre cour, la seule cour des êtres pensants.

J'envoye encor à votre majesté par la présente poste un petit paquet d'Antimachiavels. Sire il est nécessaire pour imposer un éternel silence aux bigots de proscrire l'édition de ce scélérat de Vanduren et d'en faire une nouvelle conforme à la mienne. Je vous demande à genoux de ne point tant négliger une chose si personnelle pour vous, et de laquelle dépend à jamais votre gloire. Un autre peut être élu Empereur, mais un autre ne peut pas donner au monde de telles leçons et de tels exemples.

Vitriarius m'a demandé la permission de citer votre nom dans les écoles publiques. Cela fera plus d'impression, dit il, et ramènera les hommes à la vertu, plus sûrement que cent éditions de Grotius. Je luy ay répondu qu'il pouvoit citer en général un grand prince, mais que je ne croyois pas que votre nom dût être nommé sitôt.

Je crois devoir faire une belle édition sur de grand et bau papier que j'enveray à tous les hommes en place dans l'Europe. La première édition est épuisée et n'est pas asséz belle. Cette démarche me parait aussi indispensable que noble et à sa place. Cela ne coûtera guères plus de 14 à 15 cent florins de Hollande et c'est l'unique moyen d'étouffer les suittes désagréables que l'édition de Vanduren et les nouvelles qu'il peut faire, auroient infailliblement.

Vanduren et son carme demandoient plus de quinze cent ducats pour rendre le manuscrit dont ce scélérat a si indignement abusé, et moi, dans mes deux voiages avec tous les frais extraordinaires que j'ai faits sans trop d'économie, avec l'édition que j'ay payée trop cher, avec les reliures en si grand nombre, en maroquin et en vau, je n'ay pas dépensé il s'en faut baucoup, la moitié de cette somme.

J'ay fait à la Noue les propositions dont j'ay envoié copie à votre majesté. Il ne veut ny rabattre de ses prétentions ny s'engager pour cinq ans comme je le luy ay proposé.

Il est vray que la première année il en coûtera plus que mon calcul ne porte, et qu'il faudra environ 60 mille livres de France au moins, mais je m'engage sire à vous procurer la meilleure de nos troupes pour environ quarante mille francs de France par an pourvu que votre majesté veuille me laisser dépenser environ vingt mille francs une fois payéz pour la rassembler à Bruxelles; ce qui fera 60000lt pour la première année. Je compte faire venir les bons acteurs, leur payer leur voyage, choisir les meilleurs et les faire tous partir à la fois, bien engagéz pour cinq ans. Mais cela ne se peut faire à moins d'une dépense préalable de 20 mille livres de France, qui reviennent à huit mille florins d'Allemagne.

Si votre majesté veut je donneray une cinquantaine de Ducats à celuy qui traduit l'Antimachiavel en italien. Ces petits bienfaits ne peuvent être mieux placés et rendent cent fois plus qu'ils ne coûtent.

J'ay demandé aussi permission d'avancer à Desmollars, votre petit linguiste, bibliotéquaire et imprimeur, ce dont il poura avoir peut être besoin pour sa route.

Je m'aperçois Sire que voylà une lettre qu'on prendroit pour être d'un de vos conseillers de finance.

Oserais-je (puisque j'y suis) pousser l'exactitude financière jusqu'à suplier votre majesté, de me donner ses ordres

1º sur la division de la pension entre le mary et la femme.

2º sur la nouvelle édition qui est une chose tout à fait digne de votre majesté, et nécessaire à sa gloire absolument.

3º sur le projet du spectacle français.

4º sur le traducteur italien.

5º sur des Mollars le linguiste.

6º sur ce pauvre Luiscius sur lequel j'ay eu l'honneur d'écrire à votre majesté en dernier lieu.

C'est sur ces ordres que je fonde
Le bonheur de vous obéir,
Mais le plus bel ordre du monde
Ce seroit celuy de partir.

Le voyage à Rensberg ne dérangeroit rien de ce que j'ay l'honneur de proposer à votre majesté.

Puissai-je en ce mont écarté,
Digne des filles de mémoire,
Voir chéz vous briller la santé
Comme on y voit briller la gloire.

Je suis avec le plus profond respect et le plus tendre dévouement,

Sire,

de votre majesté

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire