à Bruxelles ce 6 avril 1741
J'étois instruit du quiproquo avant d'avoir reçu votre lettre, et j'avois heureusement déjà renvoyé à monsieur des Alleurs, l'original de la main de Monsieur de Poniatosky.
Ainsi je croi que la petite méprise est entièrement réparée, et que Monsieur des Alleurs verra que ce mal entendu vient uniquement du secrétaire et non de vous. Il ne mettra doresnavant sa délicatesse qu'à vous aimer davantage.
J'ignore comme vous, pour le présent, les arrangements de votre pension. Le roy de Prusse a eu la bonté de m'écrire du 19 mars du fonds de la Silesie, mais quoyque j'eusse trouvé le secret de le faire souvenir en vers de vous et de Desmollars, et de quelques petits projets concernant les belles lettres, il n'est occupé présentement que de récompenser ceux qui ont pris le grand Glogau.
Je suis très sûr que les muses auront leur tour après Bellone, et que vous aurez infailliblement votre pension. Sa majesté ne me dit point que M. de Maupertuis soit déjà en Silesie; apparemment qu'il étoit party depuis cette lettre écritte.
Je suis fâché que des Mollars se soit dégoûté si tost. Il me semble que s. m. vouloit luy donner une pension de 2000lt. Mais il y a toujours dans touttes les affaires quelque chose qu'on ne voit point, et qui change les choses que l'on voit.
Je m'intéresse tendrement aux vôtres, et je me flatte que votre pension assurée, et bien payée, vous mettra en état de jouir d'un loisir heureux et de cette indépendance nécessaire au bonheur, surtout à un certain âge où il faut vivre et penser un peu pour soy.
Je vous enverray cette édition moitié imprimée moitié manuscritte, vous y trouverez quelques changements à la Henriade, et à tous mes autres ouvrages. Je ne sçai ce qu'est devenue L'édition que Le roy de Prusse avoit fait commencer en Angleterre. L'entreprise de la Silesie a tout suspendu. On dit que les belles lettres sont encor plus négligées à Paris qu'à Berlin. La comédie est tombée par la retraitte de Dufrene et de mademoiselle Quinaut. Les petits vers dont vous me parlez et qui m'échapent quelquefois dans les lettres ne ressusciteront pas la littérature. Ces bagatelles n'ont de prix qu'autant qu'elles font l'agrément de la société. Mais ce n'est rien pour le public. Il est plus difficile de faire dix vers dans le goust de Boylau que mille dans celuy de Chapelle et de Chaulieu.
On dit qu'on va rejouer l'Enfant prodigue malgré le mal qu'on vous en a dit. On a réimprimé aussi mes pièces fugitives, et mes épîtres, mais on n'y a pas mis les corrections d'un homme difficile qui vouloit au lieu de
mettre
Je crois qu'àprésent vous n'êtes plus tant de l'avis de ce juge sévère, qui critique et qui corrige si bien. Je n'ay jamais vu d'homme à humeur qui eût le goust sûr. Vous penserez toujours mieux par vous même que quand vous vous prêterez au jugement des demi poètes, qui critiquent tous les vers, et des demi philosophes, qui veulent douter de tout.
J'ay grand intérest que vous consultiez toujours avec moy votre propre cœur, le mien est toujours plein pour vous de la plus véritable amitié, et vous me trouverez toujours tel que j'ay été dans tous les temps. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur, et j'attends pour vous le mois de juin avec plus d'impatience que l'élection d'un empereur. Car peu m'importe qu'il y ait des Cesars; et il m'importe baucoup que mon ami soit heureux.
V.