1740-06-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Berger.

Je ne souhaite point du tout, monsieur, que mr Rameau travaille vite; je désire au contraire qu'il prenne tout le temps nécessaire pour faire un ouvrage qui mette le comble à sa réputation.
Je ne doute pas qu'il n'ait montré mon poème dans la maison de mr de la Popliniere & qu'il n'en rapporte des idées désavantageuses. Je sais que je n'ai jamais eu l'honneur de plaire à mr de la Popliniere & qu'il pense sur la poèsie tout différemment de moi. Je ne blâme point son goût; mais j'ai le malheur qu'il condamne le mien. Si vous en voulez une preuve, la voici. Mr Tiriot m'envoya, il y a quelques années, des corrections qu'on avait faites, dans cette maison, à mon épître sur la modération. J'avais dit:

Pourquoi l'aspic affreux, le tigre, la panthère
N'ont jamais adouci leur cruel caractère,
Et que reconnaissant la main qui le nourrit,
Le chien meurt en léchant le maître qu'il chérit?

On voulait:

Le chien lèche en criant le maître qui le bat.

Les autres vers étaient corrigés dans ce goût. Cela me fait craindre qu'une manière de penser si différente de la mienne, jointe à peu de bonne volonté pour moi, ne dégoûte beaucoup mr Rameau.

On m'assure qu'un homme qui demeure chez mr de la Popliniere & à l'amitié duquel j'avais droit a mieux aimé se ranger du nombre de mes ennemis que de me conserver une amitié qui lui devenait inutile. Je ne crois point ce bruit. Je ne me plains ni de mr de la Popliniere ni de personne; mais je vous expose simplement mes doutes, afin que vous fassiez sentir au musicien, qu'il ne doit pas tout à fait s'en rapporter à des personnes qui ne peuvent m'être favorables. Au reste je compte faire des changements au ve acte, & je pense qu'il n'y a que ce qu'on appelle des coupures à exiger dans les premiers.

Il y a une affaire qui me tient plus au cœur; c'est celle dont vous me parlez. Vous ne me mandez point si mr votre frère est à Paris ou à Lyon, s'il fait commerce, ou s'il est chargé d'autres affaires. J'espère que je verrai sa majesté le roi de Prusse vers la fin de l'automne dans les pays méridionaux de ses états, en cas que mde la marquise Du Châtelet puisse faire le voyage. C'est là que je pourrais vous être utile & c'est ce qui redouble mon envie d'admirer de plus près un prince né pour faire du bien.