à Bruxelles ce 7 janvier 1741

J'ay reçu deux lettres de vous en arrivant à Bruxelles mon cher amy.
J'y vois votre inquiétude, mais je me flatte encor que Le roy de Prusse aura pris lui même déjà le soin de la calmer. Il n'oublie rien, et il se pique de faire luy seul les petites choses comme les grandes. Il a eu l'attention de donner huit cent francs à Desmollars en partant pour la Silesie, outre son voiage qui a été payé d'avance par mes mains. Il m'a promis, positivement je vous le répète, une pension pour vous, et sans délay. M^r de Keizerling y étoit présent. Regardez la pension comme une chose sûre. Je vous redis encor qu'il veut avoir seul tout l'honneur et tout le plaisir de faire ses grâces. Quand même vous attendriez quelques mois, ce que je ne crois point, n'en ayez pas moins de sécurité. Je n'ay fait que remplir mon devoir quand j'en ay parlé à sa majesté, je n'ay pas eu le plus petit mérite. Son cœur avoit prévenu mes paroles. Ayez confiance en ce que je vous écris, je ne peux vous tromper. Soyez en repos je vous en conjure. Si vous voyez monsieur Gresset faites luy les compliments sincères d'un homme qui sait aimer ses rivaux, et qui n'a jamais haï que les cœurs ingrats et jaloux. Le Roy de Prusse sait comme je luy ay parlé de luy. J'ay entre les mains les témoignages d'estime dont ce monarque l'a honoré. Je ne doute pas qu'il ne soit très agréablement à sa cour. Il y trouvera des reines et des princesses dont l'extrême politesse et la bonté L'empêcheront peutêtre d'imaginer qu'il ne sera pas à Paris. Il verra une très belle ville où probablement les arts et les plaisirs règneront, et dont il sera l'agrément, il verra un roy qui parle comme il écrit. Je n'aurois jamais quitté ce monarque si l'amitié, que je préfère à tous les rois du monde, ne m'avoit rapellé à Bruxelles. Le livre de madame la marquise du Chastelet doit réussir auprès de tout le monde. Son avant propos peut être lu par les gens du monde qui n'ont que du goust, et le reste du livre peut instruire des savants. Je ne sçai si je m'aveugle mais de tout ce que j'ay lu sur la philosophie de Leibnits, voylà sans contredit ce qu'il y a de meilleur.

Vous me ferez un plaisir extrême de me donner quelquefois de vos nouvelles. Vous verrez toujours que les anciens amis sont les meilleurs, et que mon cœur a dans tous les temps mérité quelque attachement du vôtre.

V.