1740-10-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Cyrille Le Petit.

Monsieur,

Vous faites sans doute votre devoir de conciliateur et d'homme de bien en me promettant comme vous faites de ne donner jamais mon manuscript à Jean Vanduren que de mon consentement.

Nous vous prions, mr de Bek, témoin de toute l'affaire, et moy qui y suis intéressé, nous vous prions di-je de vous souvenir des faits suivants.

1º que je fis présent à Vanduren du manuscript en question, ce que Vanduren n'a jamais nié, et ce dont ses lettres font foy.

2º qu'ayant eu ensuitte des raisons pour ne le pas imprimer, j'envoyay à la Haye, j'y vins moy même, j'ofris à Vanduren de le rembourser de tous ses frais, et de luy payer le quadruple de ces frais pour retirer de luy ce que je luy avois donné en pur don.

Il eut l'ingratitude et la dureté de me refuser.

3º je luy demanday au moins permission de corriger le manuscript: il me le confia chez luy, feuille à feuille, après m'avoir enfermé sous la clef. Je biffay, raturé et défiguray neuf chapitres du manuscript. Ayant ainsi mutilé un ouvrage dont j'étois le maître, j'offris encor à Vanduren de le racheter de ses mains.

4º je luy fis parler par mr de Bek, secrétaire de la légation de Prusse, qui luy offrit à plusieurs reprises mille, quinze cent, deux mille florins, je luy en ofris même trois mille. Enfin j'allay jusqu'à mille ducats. Il me répondit qu'il verroit, et ensuitte vous me dîtes vous même cinq ou six fois qu'il ne vouloit s'en dessaizir ny pour or ny pour argent, qu'il ne transigeroit pas pour quinze cent Ducats; enfin vous et luy m'assurâtes qu'il vouloit avoir le manuscript véritable et correct, et qu'il rendroit alors celuy que j'avois biffé; qu'il espéroit gagner en imprimant le véritable manuscript, plus que je ne pourois luy donner en luy achetant le manuscript informe dont il est saisi.

5º je voulus bien enfin accepter ce party; je vous remis le véritable ouvrage, et il donna sa parole d'honneur qu'il rendroit le manuscript informe qui ne doit pas paraître. Vous reçûtes ces paroles, vous m'assurâtes que l'affaire étoit terminée, vous m'en félicitâtes, et je partis de la Haye plein de la confiance que vous m'inspiriez.

6º plus d'un mois s'est écoulé, Vanduren n'a point tenu sa parole. Il vous dit qu'il a envoyé ce manuscript informe à Basle; il dit à Mr de la Ville qu'il l'a envoyé à Londres; il dit qu'il le débite à Francfort; tantôt il prétend qu'il est imprimé, tantôt qu'il ne l'est pas. Tant de mensonges entassez, une conduitte si irrégulière et si perfide doivent vous convaincre monsieur que je ne peux me fier à un pareil homme, qui d'ailleurs est universellement connu icy.

Je ne sens pas moins l'obligation que je vous ay; et plus vous aurez en horreur les mauvais procédez plus j'auray bonne opinion de votre cœur. Je prendray les mesures que mes amis aprouveront, et je compteray toujours sur la fidélité avec laquelle vous garderez le dépôt. C'est avec ces sentiments que nous sommes, monsieur, vos très humbles et très obéissants serviteurs.