à la Haye ce 20 juillet à neuf heures du soir 1740
J'arrivay donc hier à la Haye après avoir eu bien de la peine à obtenir mon congé.
Vos ordres me sembloient positifs, la bonté tendre et touchante avec laquelle votre humanité me les a donnez, me les rendoit encor plus sacrez. Je n'ay donc pas perdu un moment. J'ay pleuré de voiager sans être à votre suitte, mais je me suis consolé puisque je faisois quelque chose que votre majesté souhaitait que je fisse en Hollande.
La première chose que je fis hier en arrivant fut d'aller chez le plus retors et le plus hardy libraire du pays, qui s'étoit chargé de la chose en question. Je répète encor à votre majesté que je n'avois pas laissé dans le manuscript un mot dont personne en Europe pût se plaindre. Mais malgré cela, puisque votre majesté avoit à cœur de retirer l'édition, je n'avois plus ny d'autre volonté ny d'autre désir. J'avois déjà fait sonder ce hardy fourbe nommé Jean Vanduren, et j'avois envoyé en poste un homme qui par provision devoit au moins retirer sous des prétextes plausibles quelques feuilles du manuscript, le quel n'étoit pas à moitié imprimé: car je savois bien que mon hollandais n'entendroit à aucune proposition. En effet je suis venu à temps, le scélérat avoit déjà refusé de rendre une page du manuscript. Je l'envoyay chercher, je le sonday, je le tournay de tous les sens. Il me fit entendre que maître du manuscript il ne s'en dessaisiroit jamais pour quelque avantage que ce pût être, qu'il avoit commencé l'impression, qu'il la finiroit.
Quand je vis que j'avois afaire à un hollandois qui abusoit de la liberté de son pays, et à un libraire qui poussoit à l'excez son droit de persécuter les auteurs, ne pouvant icy confier mon secret à personne, ny implorer le secours de l'autorité, je me souvins que votre majesté dit dans un des chapitres de l'Antimachiavel qu'il est permis d'employer quelque honnête finesse en fait de négociations. Je dis donc à Jean Vanduren que je ne venois que pour corriger quelques pages du manuscript. Très volontiers, monsieur, me dit il, si vous voulez venir chez moy, je vous le confieray généreusement feuille à feuille, vous corrigerez ce qui vous plaira enfermé dans ma chambre en présence de ma famille et de mes garçons. J'acceptay son ofre cordiale; j'allay chez luy, et je corrigeay en effet quelques feuilles qu'il reprenoit à mesure, et qu'il lisoit pour voir si je ne le trompais point. Luy ayant inspiré par là un peu moins de défiance, j'ay retourné aujourduy dans la même prison où il m'a enfermé de même et ayant obtenu six chapitres à la fois pour les confronter je les ay raturez de façon et j'ay écrit dans les interlignes de si horribles galimatias, et des coqs à l'âne si ridicules que cela ne ressemble plus à un ouvrage. Cela s'apelle faire sauter son vaissau en l'air pour n'être point pris par l'ennemy. J'étois au désespoir de sacrifier un si bel ouvrage, mais enfin j'obéissais au roy que j'idolâtre, et je vous réponds que j'y allois de bon cœur.
Qui est étonné à présent et confondu? C'est mon vilain. J'espère demain faire avec luy un marché honnête, et le forcer à me rendre le tout, manuscript et imprimé et je continueray à rendre compte à votre majesté.