1740-10-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Si le roy de Prusse étoit venu à Paris monsieur il n'auroit point démenti les charmes que vous trouvez dans les lettres qu'on vous a montrées.
Il parle comme il écrit. Je ne sçais pas encor bien précisément s'il y a eu de plus grands rois, mais il n'y a guère eu d'hommes plus aimables. C'est un miracle de la nature que le fils d'un ogre couronné élevé avec des bêtes ait deviné dans ses déserts toute cette finesse et toutes ces grâces naturelles qui ne sont à Paris le partage que d'un petit nombre de personnes, et qui font cependant la réputation de Paris. Je croi vous avoir déjà dit que ses passions dominantes sont d'être juste et de plaire. Il est fait pour la société comme pour le trône; il me demanda quand j'eus l'honneur de le voir, des nouvelles de ce petit nombre d'Elus qui méritoient qu'il fît le voiage de France; je vous mis à la tête. Si jamais il peut venir en France, vous vous apercevrez que vous êtes connu de luy, et vous verrez quelque petite différence entre ses soupers, et ceux que vous avez fait quelquefois en France avec des princes.

Vous avez grande raison d'être surpris de ses lettres. Vous le serez donc bien davantage de L'Antimachiavel. Je ne suis pas pour que les rois soient auteurs, mais vous m'avouerez que s'il y a un sujet digne d'être traité par un roy c'est celuy là. Il est bien bau à mon gré qu'une main qui porte le sceptre compose l'antidote du venin qu'un scélérat d'Italien fait boire aux souverains depuis deux siècles; cela peut faire un peu de bien à l'humanité, et certainement baucoup d'honneur à la royauté. J'ay été presque seul d'avis qu'on imprimast cet ouvrage unique; car les préjugez ne me dominent en rien. J'ay été bien aise qu'un Roy ait fait ainsi entre mes mains, serment à l'univers d'être bon et juste. Autant que je déteste et que je méprise la basse et infâme superstition qui déshonore tant d'états, autant j'adore la vertu véritable. Je crois l'avoir trouvée et dans ce prince et dans son livre. S'il arrive jamais que ce Roy trahisse de si grands engagements, s'il n'est pas digne de luy même, s'il n'est pas en tout sens un Marc Aurele et un Trajan, je pleureray, et je ne l'aimeray plus.

Monsieur d'Argenson doit avoir reçu un Antimachiavel pour vous. Je vais en faire une belle édition. J'ay été obligé de faire celle cy à la hâte pour prévenir touttes les mauvaises qu'on débite, et pour les étouffer. Je voudrois pouvoir en envoyer à tout le monde; mais comment faire avec la poste?

Reste à savoir si les censeurs de la police aprouveront ce livre, et s'il sera signé Passart ou Charrier.

J'aurois déjà pris mon party de passer le reste de ma vie auprès de ce prince aimable et d'oublier dans sa cour la manière indigne dont j'ay été traitté dans un pays qui devoit être l'azile des arts, mais la personne qui vous a montré les lettres l'emporte sur celuy qui les a écrites, et quoyque je puisse devoir à ce roy (jusqu'à présent) le modèle des rois, je dois cent fois plus à l'amitié.

Permettez moy de vous compter toujours parmy ceux qui m'attachent à ma patrie et que madame du Deffant ne pense pas que l'envie de luy plaire et d'avoir son suffrage sorte jamais de mon cœur. Monsieur de Formont est il à Paris? Il est comme vous le savez du petit nombre des Elus. Mes respects à quelli pochissimi signori et surtout à vous monsieur qui ne m'avez jamais aimé qu'en passant, et à qui je suis attaché pour toujours.

Voltaire

J'espère que des Mollars ne sera pas mal, et qu'il vous aura obligation toute sa vie.