à Potsdam 15 8bre [November1752]
Voici qui n'a point d'exemple et qui ne sera pas imité, voici qui est unique.
Le roi de Prusse sans avoir lu un mot de la réponse de Koenig, sans écouter, sans consulter personne, vient d'écrire, vient de faire imprimer une brochure contre Koenig, contre moi, contre tous ceux qui ont voulu justifier l'innocence de ce professeur si cruellement condamné. Il traite tous ces partisans d'envieux, de sots, de malhonnêtes gens. La voici cette brochure singulière et c'est un roi qui l'a faite!
Les journalistes d'Allemagne qui ne se doutaient pas qu'un monarque qui a gagné des batailles, fût l'auteur d'un tel ouvrage en ont parlé librement comme de l'essai d'un écolier qui ne sait pas un mot de la question. Cependant on a réimprimé la brochure à Berlin, avec l'aigle de Prusse, une couronne, un sceptre au devant du titre. L'aigle, le sceptre et la couronne sont bien étonnés de se trouver là. Tout le monde hausse les épaules, baisse les yeux et n'ose parler. Si la vérité est écartée du trône, c'est surtout lorsqu'un roi se fait auteur. Les coquettes, les rois, les poètes sont accoutumés à être flattés. Frederic réunit ces trois couronnes là. Il n'y a pas moyen que la vérité perce ce triple mur de l'amour propre. Maupertuis n'a pu parvenir à être Platon, mais il veut que son maître soit Denis de Siracuse. Ce qu'il y a de plus rare dans cette cruelle et ridicule affaire, c'est que le roi n'aime point du tout Maupertuis en faveur duquel il emploie son sceptre et sa plume. Platon a pensé mourir de douleur de n'avoir point été de certains petits soupers où j'étais admis, et le roi nous a avoué cent fois que la vanité féroce de ce Platon le rendait insociable. Il a fait pour lui de la prose cette fois-ci, comme il avait fait des vers pour d'Arnaud, pour le plaisir d'en faire, mais il y entre un plaisir bien moins philosophe, celui de me mortifier. C'est être bien auteur! Mais ce n'est encore que la moindre partie de ce qui s'est passé. Je me trouve malheureusement auteur aussi et dans un parti contraire. Je n'ai point de sceptre, mais j'ai une plume, et j'avais, je ne sais comment, taillé cette plume de façon qu'elle a tourné un peu Platon en ridicule sur ses géants, sur ses prédictions, sur ses dissections, sur son impertinente querelle avec Koenig. La raillerie est innocente, mais je ne savais pas alors que je tirais sur les plaisirs du roi. L'aventure est malheureuse. J'ai affaire à l'amour propre et au pouvoir despotique, deux êtres bien dangereux. J'ai d'ailleurs tout lieu de présumer que mon marché avec m. le duc de Virtemberg a déplu. On l'a su et on m'a fait sentir qu'on le savait. Il me semble pourtant que Titus et Marc Aurele n'auraient point été fâchés contre Pline, si Pline avait placé une partie de son bien sur la tête de Plinia dans le Montbelliard. Je suis actuellement très affligé et très malade, et pour comble je soupe avec le roi. C'est le festin de Damocles. J'ai besoin d'être aussi philosophe que le vrai Platon l'était chez le vrai Denis.