1741-05-14, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Je vous écrivis si fort à la hâte dernièrement que j'eus à peine le temps de vous dire que je vous aimais toujours.
Pour vous amuser je veux cependant vous informer d'une aventure dont il vous est permis de rire mais que Maupertuis ne trouvait point du tout plaisante.

Vous ignorez que Maupertuis,
Cet aplatisseur de la terre,
De Berlin nous avait suivis
Pour voir et pour faire la guerre.
Mais hélas! les hussards l'ont pris.
Il crut qu'aux champs de Silesie
Comme aux glaçons de Laponie
On ne courait aucun danger.
Toute une cohorte ennemie
En tapinois vint le charger.
L'algèbre ni l'astronomie
Lors ne purent le dégager.
Quoi! des larrons qu'on devrait pendre,
Avec audace viennent prendre
Un bien qui n'est pas fait pour eux!
Ah! quels brutaux que ces gueux!
Avouez que la politesse
A des charmes bien différents,
Avouez qu'au champ du Permesse
On voit des objets plus plaisants.
Lille est pleine de l'harmonie
De vos ouvrages triomphants,
On y voit Voltaire, Emilie,
Les dieux du goût et leurs enfants,
Les arts qui d'une main soigneuse
Détruisent l'antique palais,
Que l'ignorance avec succès
Fit pour la race malheureuse
De ses imbéciles sujets.
Là sur ce théâtre magique
Voyez l'apparat magnifique
Qui forme un prestige enchanteur,
Les grâces, l'air et la souplesse
De ce beau vigoureux danseur.
Il saute et fouette avec adresse
Son triple entrechat sans raideur.
Mais entendez la voix divine
De ce féminin rossignol,
Touchante, flexible, argentine
Dans bécarre dans le bémol.
Le cœur se remplit de tendresse,
Il s'agite, il pousse, il vous presse.
Voyez, tournez vous à l'entour,
Tout inspire et parle d'amour.
De ces lieux laissez vous conduire
Chez cet Apelle de nos jours.
La toile a l'art de nous séduire,
Et le pinceau par cent détours
L'anime, cet objet soupire,
Même il semble vous dire:
Mon cœur vous aimera toujours.
Par ces tableaux que je vous trace
Croyez que j'aime les plaisirs,
Mais il faut vaincre ses désirs
Et tout doit être dans sa place.
Aussi les arts et le repos
Succédèrent à nos travaux
Et les hymnes divins d'Horace
Calmèrent la guerrière audace
Dont brûlent nos jeunes héros.
Pour moi dans les bras d'Epicure,
Docile à la voix de mes sens
Je vouerai mes derniers moments
Aux seuls instincts de la nature,
Aux plaisirs d'aimer mes amis
Et de jouir des biens permis.

Je vous envoie à vous le premier poète de l'Europe de petits vers d'un camp très peu tranquille. Ce sont des traits mal crayonnés dont je fais présent à un Apelle. Lorsque le temps me le permettra j'en ferai de meilleurs que vous me corrigerez et nous philosopherons à notre aise. Adieu cher Voltaire. Faites bien mes compliments à la marquise.

Frederic