Au camp de Strehlen, ce 25 de juin 1741
C'est l'annonce de cette Histoire qui me fait bien du plaisir, c'est ce qui n'ajoutera pas un petit laurier à ceux que vous prépare la main de l'immortalité; c'est votre gloire, en un mot, que je chéris, qui fait que je m'intéresse au Siècle de Louis XIV. Je vous admire comme philosophe, mais je vous aime bien mieux poète.
Il est sûr que, lorsque l'on sait quelques expériences physiques, que c'est à peu près à quoi se réduit toute la certitude que l'on a en philosophie.
L'un fait un roman, l'autre monte avec bien de peine et ajuste ensemble les très différentes parties d'un système.
L'histoire et la poésie donnent un champ bien plus libre à l'esprit. Il y s'agit d'objets qui sont à notre portée, de vérités, rapportées de faits, et de riantes peintures; la véritable philosophie, c'est la fermeté d'âme et la netteté d'esprit, qui nous empêche de tomber dans les erreurs vulgaires et de croire des effets sans cause. La belle poésie, c'est sans contredit la vôtre; elle contient en elle tout ce que les poètes de l'antiquité ont produit de meilleur.
C'est que vous et votre muse, vous êtes tout ce que vous voulez. Il n'est pas permis à tout le monde d'être Protée comme vous; et nous autres pauvres humains sommes obligés de nous contenter du petit talent que l'avare nature a daigné nous donner.
Je ne puis vous mander des nouvelles de ce camp, où nous sommes les gens les plus tranquilles du monde. Ce sont nos hussards qui pendant l'intermezzo font les héros de la pièce tandis que les ambassadeurs me haranguent, qu'on fait les Silésiens cocus et que la plupart des fainéants sont désœuvrés.
Le pauvre Césarion est malade à Berlin, où je l'ai renvoyé pour se guérir; et Jourdan qui vient d'arriver de Breslau, est tout fatigué du voyage.
Bien des compliments à la marquise; quant à vous, je pense bien que vous devez être persuadé de la parfaite estime et de l'amitié que j'aurai toujours pour vous. Adieu.
Federic