1741-06-25, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].
Du grand et bruyant tourbillon
Des évènements de ce monde,
Où le sort, frêle papillon,
Vivement voltige à la ronde.
De ce bureau, proscrit chez vous,
Où la ruse et la politique
Et la finesse à marche oblique
Sert des envieux, des jaloux,
Qui se persécutent les autres,
De gloire et d'intérêts rivaux,
De Machiavel dignes apôtres,
Inventent des crimes nouveaux.
Du tabernacle de la guerre,
Où les humains très insensés,
Par leur fureur cicatrisés,
Entre eux s'écrasent du tonnerre
Et s'envoient aux trépassés.
De cette brillante cohue
Dont l'abord éblouit la vue,
Que l'intérêt, l'ambition,
L'appas de plaire et de paraître,
Le crédit et la faction
Rassemble alentour de leur maître;
Qui courtisent la volupté,
Race fainéante, importune,
Galants de la bonne fortune,
De l'or et de la volupté,
Des lieux où la gloire affamée
Hume avidement la fumée
Que lui prodiguent les flatteurs.
Des vains prestiges des grandeurs,
Que le mortel encore novice
Voit avec un secret délice,
Ignorant leurs appas flatteurs:
Je vous écris avec aisance
Et de tout soin débarrassé,
Regrettant votre longue absence
Et tout notre plaisir passé;
Admirateur de votre prose
Et plus enchanté de vos vers,
J'attends que votre Histoireéclose
Etonne et charme l'univers.

C'est l'annonce de cette Histoire qui me fait bien du plaisir, c'est ce qui n'ajoutera pas un petit laurier à ceux que vous prépare la main de l'immortalité; c'est votre gloire, en un mot, que je chéris, qui fait que je m'intéresse au Siècle de Louis XIV. Je vous admire comme philosophe, mais je vous aime bien mieux poète.

Préférez la lyre d'Horace
Et ses immortels accords
A ces gigantesques efforts
Que fait la pédantesque race,
Pour mieux connaître les ressorts
De l'air, ces corps et de l'espace.

Il est sûr que, lorsque l'on sait quelques expériences physiques, que c'est à peu près à quoi se réduit toute la certitude que l'on a en philosophie.

Ces sages souvent sont bien fous,
Qui pensent régir la matière
Et soumettre à leur lumière
Des objets très peu faits pour nous.

L'un fait un roman, l'autre monte avec bien de peine et ajuste ensemble les très différentes parties d'un système.

Ne perdons point à rêvasser
Un temps fait pour la jouissance;
Ce n'est point à philosopher
Qu'on avance dans la science.
Tout l'art, c'est d'apprendre à douter
Et modestement confesser
Nos bornes et notre ignorance.

L'histoire et la poésie donnent un champ bien plus libre à l'esprit. Il y s'agit d'objets qui sont à notre portée, de vérités, rapportées de faits, et de riantes peintures; la véritable philosophie, c'est la fermeté d'âme et la netteté d'esprit, qui nous empêche de tomber dans les erreurs vulgaires et de croire des effets sans cause. La belle poésie, c'est sans contredit la vôtre; elle contient en elle tout ce que les poètes de l'antiquité ont produit de meilleur.

Votre muse forte et légère
Des agréments semble la mère,
Parlant la langue des Amours;
Mais lorsque vous peignez la guerre,
Comme un impétueux tonnerre
Elle entraîne tout dans son cours.

C'est que vous et votre muse, vous êtes tout ce que vous voulez. Il n'est pas permis à tout le monde d'être Protée comme vous; et nous autres pauvres humains sommes obligés de nous contenter du petit talent que l'avare nature a daigné nous donner.

Je ne puis vous mander des nouvelles de ce camp, où nous sommes les gens les plus tranquilles du monde. Ce sont nos hussards qui pendant l'intermezzo font les héros de la pièce tandis que les ambassadeurs me haranguent, qu'on fait les Silésiens cocus et que la plupart des fainéants sont désœuvrés.

Le pauvre Césarion est malade à Berlin, où je l'ai renvoyé pour se guérir; et Jourdan qui vient d'arriver de Breslau, est tout fatigué du voyage.

Bien des compliments à la marquise; quant à vous, je pense bien que vous devez être persuadé de la parfaite estime et de l'amitié que j'aurai toujours pour vous. Adieu.

Federic