Potsdam, ce 18e de novembre 1777
J'attends votre ouvrage instructif sur les abus de la législation, et avec impatience, persuadé que j'y trouverai l'utile et l'agréable.
Il paraît que l'Europe est à présent en train de s'éclairer sur tous les objets qui influent le plus au bien de l'humanité; et il faut vous rendre le témoignage que vous avez plus contribué qu'aucun de vos contemporains à l'éclairer au flambeau de la philosophie. Pour vos Velches, sur lesquels vous glosez, je croirais qu'en les prenant en masse, ils sont à peu près semblables aux autres habitants de ce globe; ils ont peut-être quelque chose de trop impétueux dans leur vivacité, qui dégénère même en frivolité. D'ailleurs, l'homme est une espèce assez méchante, à laquelle il faut partout des principes réprimants, ou sa méchanceté foncière renverse toutes les bornes de l'honnêteté, et même de la bienséance. Souvenez vous que si vos Français vont de l'échafaud au spectacle, que Cicéron, qu'Atticus, que Varron, que Catulle, assistaient au spectacle barbare des combats de gladiateurs, d'où ils allaient entendre jouer les tragédies d'Ennius et les comédies de Térence. C'est l'habitude qui gouverre les hommes; la curiosité les attire à l'exécution d'un coupable, et l'ennui les promène à l'Opéra, faute de pouvoir autrement tuer le temps.
Il y a des fainéants dans toutes les grandes villes, et peu de gens qui ont acquis assez de connaissances pour se former le goût. Quelques personnes, qui passent pour habiles, décident du sort des pièces; et des ignorants, incapables de juger par eux mêmes, répètent ce que les autres ont dit. Ces jugements ne se bornent pas au théâtre; ils se font remarquer universellement, et constituent ce qu'on appelle la réputation des hommes. Et voilà les solides appuis sur lesquels est fondée la renommée. Vanité des vanités!
Vous voulez savoir ce que sont devenus les jésuites chez nous? J'ignorais l'anecdote du régiment levé de cet ordre, et qui probablement aura eu sa part à l'aventure des chèvres; mais, comme ces animaux sont très rares en Silésie, je ne crois pas que nos bons pères se soient avilis en fréquentant cette espèce. J'ai conservé cet ordre tant bien que mal, tout hérétique que je suis, et puis encore incrédule. En voici les raisons.
On ne trouve dans nos contrées aucun catholique lettré, si ce n'est parmi les jésuites; nous n'avions personne capable de tenir les classes; nous n'avions ni pères de l'Oratoire, ni puristes; le reste des moines est d'une ignorance crasse: il fallait donc conserver les jésuites, ou laisser périr toutes les écoles. Il fallait de plus que l'ordre subsistât pour fournir des professeurs à mesure qu'il venait à en manquer; et la fondation pouvait fournir la dépense à ses frais. Elle n'aurait pas été suffisante pour payer des professeurs laïques. De plus, c'était à l'université des jésuites que se formaient les théologiens destinés à remplir les cures. Si l'ordre avait été supprimé, l'université ne subsistait plus, et l'on aurait été nécessité d'envoyer les Silésiens étudier la théologie en Bohême; ce qui aurait été contraire aux principes fondamentaux du gouvernement.
Toutes ces raisons valables m'ont fait le paladin de cet ordre; et j'ai si bien combattu pour lui, que je l'ai soutenu, à quelques modifications près, tel qu'il se trouve à présent, sans général, sans le troisième vœu, et décoré d'un nouvel uniforme que le pape lui a conféré. Le malheur de cet ordre a influé sur un général qui en avait été dans sa jeunesse; ce m. de Saint-Germain avait de grands et de beaux desseins, très avantageux à vos Velches; mais tout le monde l'a traversé, parce que les réformes qu'il se proposait de faire auraient obligé des freluquets à une exactitude qui leur répugnait. Il lui fallait de l'argent pour supprimer la maison du roi; on le lui a refusé. Voilà donc quarante mille hommes, dont la France pouvait augmenter ses forces sans payer un sol de plus, perdus pour vos Velches, afin de conserver dix mille fainéants bien chamarrés et bien galonnés. Et vous voulez que je n'estime pas un homme qui pense si juste? Le mépris ne peut tomber que sur les mauvais citoyens qui l'ont contrecarré.
Souvenez vous, je vous prie, du père Tournemine votre nourrice (chez lequel vous avez sucé le doux lait des muses), et réconciliez vous avec un ordre qui a porté, et qui, le siècle passé, a fourni à la France des hommes du plus grand mérite. Je sais très bien qu'ils ont cabalé et se sont mêlés d'affaires; mais c'est la faute du gouvernement. Pourquoi l'a-t-il souffert? Je ne m'en prends pas au père Le Tellier, mais à Louis XIV.
Mais tout cela m'embarrasse moins que le patriarche de Ferney; il faut qu'il vive, qu'il soit heureux, et qu'il n'oublie pas les absents. Ce sont les vœux du solitaire de Sans-Souci. Vale.
Federic