1740-02-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Willem Jacob 's Gravesande.

Je n'ay reçu Monsieur qu'à mon dernier voiage à Paris, la lettre que vous m'aviez fait l'honneur de m'écrire, il y a plusieurs mois.
Je ne sens point même alors le malheur que vous aviez essuïé dans votre famille. Vous croyez bien que je n'aurois pas manqué de vous marquer combien je m'intéresseray toute ma vie à vos prospéritez et à vos afflictions, et combien je vous suis véritablement attaché. Je suis revenu à Bruxelles avec madame Du Chastelet. Il y a grande apparence que Le procez qui l'y a apellée l'y retiendra longtemps. Elle compte y faire venir son fils. C'est un enfant de 14 ans qui fait déjà fort rondement son Euclide. Ne pouriez vous point monsieur avoir la bonté de procurer à Me la marquise du Chastelet un précepteur-gouverneur, un amy pour son fils qui put le mener un peu loin dans cette science et qui d'ailleurs fut phisicien? Vous seriez le maître du prix, et vous ne doutez pas qu'on n'eut tous les égards possibles pour un homme recommandé par vous. De quelque université et de quelque relligion qu'il fut, cela ne changeroit rien au marché. Vous ne doutez pas que dans le royaume de madame du Chastelet il n'y ait une liberté absolue de conscience. Je ne sçai rien de nouveau sinon le quatrième tome antineutonien de notre vieux professeur Privat De Molieres, le quel n'est point en phisique ce que Poquelin de Moliere étoit en fait de téâtre. Le pauvre homme couronne son ouvrage par une démonstration de la providence, qui fait bien voir qu'elle ne l'a pas chargé de deffendre ses droits. Il se fonde sur ce que dit il un corps de cinq livres en peut pezer sept suivant la position où on le pose. Cet absurde sophisme que Le moindre géomètre voit tout d'un coup, a reçu une aprobation spéciale de plusieurs docteurs de notre université de Paris, mais vous la connaissez, elle n'est que la plus ancienne; et elle radote.

Je ne sçai point qui est l'auteur de l'examen des opinions sur la figure de la terre. C'est un livre où il y a baucoup d'art pour disculper les Cassinis, mais de raison en leur faveur je n'en vois guères. Ce livre prouve seulement qu'il faut qu'ils se soient fort trompez.

Adieu Monsieur, je suis avec la plus tendre estime votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire