1740-03-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à René Louis de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson.

C'est une chose plaisante monsieur que la tracasserie qu'on m'avoit voulu faire avec monsieur de Vallori, à Berlin et à Paris.
J'entrevois que quelqu'un qui veut absolument se mêler des affaires d'autruy a mis dans sa tête de détruire mr de Vallori et moy dans l'esprit du prince royal et ce n'est pas la première niche qu'on m'a voulu faire dans cette cour. J'ay beau vivre dans la plus profonde retraite et passer mes jours avec Euclide et Virgile, il faut qu'on trouble mon repos. Je crois connaitre assez le prince royal pour espérer qu'il en redoublera de bontéz pour moy, et que si on a voulu luy inspirer des sentiments peu favorables pour notre ministre, il ne sentira que mieux son mérite. C'est un prince qui unira je crois les lettres et les armes, qui s'acomodera en homme juste pour Bergues et Juliers si on luy fait des propositions honorables, et qui deffendra ses droits dans l'occasion avec de vrais soldats sans avoir des géants inutiles.

Je serois fort étonné si Le roy son père revenoit de sa maladie. Il faut qu'il soit bien mal, puisqu'il est deffendu en Prusse de parler de sa santé ny en mal ny en bien.

Lorsque vous m'avez fait l'honneur de m'écrire au sujet de Mr de Valori, je venois de recevoir une lettre d'une de mes nièces, femme d'un commissaires des guerres à Lisle, qui m'instruisoit aussi de cette tracasserie. Mr l'abbé de Vallori, prévost de Lille luy en avoit parlé. Je ne peux mieux faire je croi monsieur que d'avoir l'honneur de vous envoyer la copie de ma réponse à ma nièce.

Voylà monsieur mes véritables sentimens. Je fais toujours des vœux pour que vous soyez dans quelque place où vous puissiez donner un peu de carrière à vos grands talents, à votre bonne volonté pour le genre humain et à votre goust pour les arts. En attendant je vous conseille de ne pas négliger melle Lemaure; c'étoit autrefois un beau pédantisme que celuy qui tenoit toujours les premiers magistrats en longue jaquette et qui leur interdisoit les spectacles. Je ne croiray les Français tout à fait revenus de l'ancienne barbarie que quand l'archevêque de Paris, le chancelier et le premier président auront chacun une loge à L'opera et à la comédie.

Madame du Chastelet vous fait bien des compliments et moy monsieur je vous suis dévoué pour ma vie avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance.