1759-08-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Fel.

Très aimable rossignol, l'oncle et la nièce ou plutôt la nièce et l'oncle avaient besoin de votre souvenir.
Les gens qui n'ont que des oreilles vous admirent, ceux qui avec des oreilles ont du sentiment vous aiment. Nous nous flattons d'avoir de tout cela; et sachez malgré toute votre modestie que vous êtes aussi séduisante quand vous parlez que quand vous chantez. La société est le premier des concerts et vous y faites la première partie. Nous savons bien que nous ne jouirons plus de votre commerce dont nous avons senti tout le prix. Les habitants des bords de notre lac ne sont pas faits pour être aussi heureux que ceux des bords de la Seine. Voici ce que notre petit coin des Alpes dit de vous:

De rossignol pourquoi porter le nom?
Il est bien vrai qu'ils ont été ses maîtres,
Mais tous les ans dans la belle saison
L'amour les guide en nos réduits champêtres.
Elle n'a pas tant de fidélité,
Elle nous fuit, peut-être nous oublie.
C'est le phénix à jamais regretté,
On ne le voit qu'une fois dans sa vie.

C'est ainsi qu'on vous traite mademoiselle, et quand vous reviendriez vous n'y gagneriez rien. On vous traiterait seulement de phénix qu'on aurait vu deux fois. Pour moi quelque forte envie que j'aie de venir vous rendre mes hommages, il n'y a pas d'apparence que j'aille à Paris. Le rôle d'un homme de lettres y est trop ridicule et celui de philosophe trop dangereux. Je m'en tiens à achever mon château et ne veux plus en bâtir en Espagne.

Vraiment vous faites à merveille de me parler de m. de la Borde. Je sais que c'est un homme d'un vrai mérite et nécessaire à l'état. Sono pochissimi signori de cette espèce.

Adieu mademoiselle, recevez sans cérémonie les assurances de l'attachement très véritable de l'oncle et de la nièce. Nos compliments à monsieur votre frère.